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Ou c’est que je me fais des idées…

La gosse sort de la piscine : elle laisse une trace mouillée derrière elle. Elle se sèche plus ou moins les cheveux avec une grosse serviette-éponge, mais avec ce qu’elle a d’autre sur le dos, on pourrait à peine affranchir une lettre au tarif normal. Elle me tend sa bouche au hasard.

— Nerveux ?

— Pas plus que ça…

Elle m’observe entre ses cils mouillés, les paupières serrées.

— On dirait que tu t’en fous. On dirait que tu n’en as plus rien à foutre, de tout ce micmac… Marrant, non ? En même temps, il y a quelque chose qui n’a pas l’air d’aller. Longtemps que tu étais sur ce coup ?

— Cinq ans. Peut-être même un peu plus…

— C’est pour ça qu’ils t’ont filé l’histoire de la bonne femme entre les pattes ? Pour que tu te casses la gueule et que tu leur fiches la paix ?

— Peut-être. Peut-être que non. Peut-être que ça s’est vraiment passé comme l’a raconté le juge d’instruction…

Elle me fixe pensivement, sans cesser de se tamponner les cheveux à petits coups. Elle sourit à peine :

— Je voudrais un verre. Une grosse entrecôte bleue avec un beurre d’escargot, du gros rouge et un morceau d’emmenthal. Une Dunhill… (Elle remue les hanches, elle s’essuie avec précaution entre les seins.) Avant ça, je voudrais…

— Ça va, ça va.

On grimpe au premier ; des bouffées tièdes gonflent les rideaux et crèvent. Je la prends dans mes bras, fraîche et lisse comme elle est, ça me file des nostalgies larges et plates comme la Concorde, une dérive comme j’aime plus, une envie de crever en plein soleil, de m’arrêter dans une grosse cloque de chaleur. Pour toujours.

On se paye un festival, mais pour moi, c’est un festival amer et qui ne tient pas debout. On va se faire le camion, ils vont raquer parce qu’ils n’ont pas le choix, un virement de compte à compte, coolos, et c’est après que le rififi va commencer et Myriam a eu raison, ça me fait plus bander, maintenant que ça va être fini, rideau, qu’on va redistribuer les cartes.

Que je vais me retrouver en haut, tout en haut. Pas loin du plafond…

La gosse me couve d’un œil inquiet qui se promène un peu partout :

— J’espère que ça t’use pas, quand même, elle dit de loin.

— Ça m’use pas.

— Si ça t’usait, tu n’aurais pas d’avenir. (Elle gonfle ses poumons à bloc, elle s’observe, un sein après l’autre, et c’est difficile de dire si elle approuve ou pas. Elle remue un peu les épaules.) Tu es goinfre ou c’est les nerfs ?

— J’ai pas de nerfs.

— Je sais. Les chimistes ont bougé, hein ?

— Deux sur trois. En même temps à vingt minutes près. Chacun avec un petit baise-en-ville. Il manque juste le bahut et le compte est bon. Où c’est que tu as appris le tir instinctif ?

— Nulle part. (Elle hausse les épaules avec indifférence.) Ou alors à la télé, en regardant les séries américaines, Super Jaimie et tout ça…

Elle a un petit rire rêveur, fugitif.

— J’ai jamais rien appris. Trop feignante. Et j’avais pas le temps. Verlaine avait tout trouvé, hein ? Les types, le camion… Et ils n’ont rien changé.

— Ça marchait, pourquoi ils auraient changé quelque chose ?

— Je sais pas. Par précaution…

Je m’étends à plat dos, je mets une main sur les yeux. Il fait de plus en plus lourd, ça dérive de plus en plus vite. Il me manque un truc, quelque chose, un élément qui m’a échappé et c’est seulement maintenant que je le sens, un truc que j’ai raté au passage, et il est trop tard pour revenir en arrière.

Quelque chose de fin.

Le téléphone plat bourdonne une fois contre le mur, à la tête du lit, comme dans n’importe quel Mercure, n’importe quel Novotel. Je décroche sans voir.

— Le tracteur vient de quitter le dépôt central de l’Intertrans, avec une remorque vide au cul, il y a un quart d’heure. Ils l’emmènent dans le nord, annonce Surfeur. (Il ajoute distraitement :) Vous avez de bons informateurs, Simon.

— Ils ont une couverture ?

— Une Mercedes 600 plus très jeune, bourrée de monde. Plus un pick-up Ford. Deux types à bord. Ça colle avec ce que vous aviez ?

Je grogne quelque chose, à mi-chemin entre « oui » et « non », avec quand même un peu de « Allez vous faire foutre ! » Je raccroche, je me lève. J’allume une cigarette, je vais jusqu’à la baie entrouverte. La mer forme un bandeau blanc en face, tout contre l’horizon. Un caboteur passe en griffant l’eau, gris sur blanc, un vrai malaise. Il y a encore des « plouf ! » creux derrière les haies, des gens qui s’interpellent, les choses de boules pas convaincues.

Une Mercedes, un pick-up, le camion.

Une idée me traverse l’esprit, ni tout à fait gaie, ni vraiment déprimante. L’idée qu’il nous reste pas tellement à durer, les uns et les autres, elle qui fume à son tour en appui sur les coudes, moi devant la fenêtre, tous les autres…

Je sais que ça va marcher parce que c’est condamné à fonctionner, mais je commence à me demander par qui c’est condamné, et depuis quand.

Je me retourne, vite fait :

— Fringue-toi en vitesse, je grogne en saisissant mon jean, on dégage d’ici…

20

J’ai l’entrepôt dans les jumelles, les bâtiments bas, les deux hangars, plus en avant, les remorques rangées à cul le long du grillage, à droite la presse hydraulique, des carcasses de bahuts, des bagnoles empilées en instance de compression, le tout enclos d’une double haie de grillage électrifié. Le labo, c’est la remorque du milieu, la seule qui soit fixée à un tracteur. Les prises du poste d’eau sont branchées.

Je balaie la cour. Pas de Mercedes. Ils manquent pas de place dans les hangars. Je règle les jumelles sur les fenêtres du bâtiment administratif. Rien ne bouge. Pour un peu, on croirait que tout est abandonné.

Surfeur se flanque à plat ventre à côté de moi. Il mâche ses mots, juste assez distinctement pour que j’entende :

— J’ai leur fréquence radio. Ils trafiquent en clair, sans décodage ni rien.

— Kayser ?

— Kayser. Ils ont la garde basse.

Je regarde ma montre. La sueur me brûle les yeux : ça tape dur sur la rocaille. Il est seize heures vingt. Je reprends les jumelles. La sueur me coule partout sur la figure, elle me dégouline du menton. Ils ont commencé l’opération de transformation depuis presque deux heures. Quelque chose de glacé me grouille dans le ventre, me remonte entre les dents, comme de l’eau froide.

— Les tubes sont en place ?

— Ouais, fait Surfeur.

Je me passe la manche de chemise sur le front. La terre est chaude sous moi, le soleil me cuit les épaules et la nuque. Je dois faire une grimace, parce que je commande à mes muscles de le faire. Très haut vers le nord, il y a un rapace qui cercle doucement dans l’air brûlant, les ailes immobiles.

J’ai l’impression que tout gonfle, que l’espace qui tremble au soleil se dilate, que le temps glacé prend une autre dimension. Cinq ans pour en arriver là. Surfeur mâchouille du chewing-gum. Les autres sont en place, trois kilomètres d’ici. Ils ont le pick-up Ford dans le collimateur.

Il y a deux types dans la cabine du pick-up, deux soldats en train de picoler ou de lire des bandes dessinées, ou d’étudier Paris-Turf ou quelque chose dans ce goût-là, en train de mijoter au soleil qui tombe droit et fait trembler les collines.