Dans le meilleur des cas, il leur reste dix minutes à vivre. Je baisse les jumelles, je récupère le portable que j’ai contre le flanc. Surfeur décroche à plat ventre, il rampe jusqu’au lance-roquettes un peu plus bas. Le rapace tourne toujours, sans hâte, il prend un ascendant.
C’est maintenant que ça va se jouer, maintenant, sur ce no man’s land qui grésille doucement sous le soleil, maintenant. Je pose la joue contre le sol, Surfeur se retourne, je vois sa face bronzée, inexpressive, le blanc presque bleuté de ses yeux. On pourrait encore décrocher. On pourrait…
Je presse sur la pédale d’émission.
D’un seul coup d’ailes paresseux, la buse vient de prendre encore une bonne centaine de mètres ; c’est plus qu’un point noir dans le blanc qui brasille.
Le pick-up appelle et, d’un coup, c’est la panique. Cinq ou six hommes sortent du bâtiment administratif. Ça serait un jeu de se les faire au fusil à lunette, pendant qu’ils regardent de tous les côtés comme s’ils s’attendaient à ce que les collines fourmillent d’indiens. Ils sont cinq. Le sixième reste sur le pas de la porte. Un type massif aux cheveux d’un blond presque blanc, les poings plantés sur les hanches.
Surfeur colle la tête derrière le viseur du tube. La barre de ses épaules est dure et immobile. Il a les jambes largement écartées, le corps oblique par rapport à l’axe du lance-roquettes. Kayser rentre dans le bureau. Quand il ressort, il a un fusil d’assaut à chaque main ; il les lance à deux de ses types. Le rideau métallique du hangar A remonte sans à-coups, la Mercedes cueille quatre hommes, le dernier retourne sur le pas de la porte avec Kayser, ils suivent la Mercedes des yeux.
À la manière dont elle démarre, en chassant du cul dans les graviers, on pourrait penser qu’elle va se taper deux mille bornes à fond la caisse dans la foulée. Kayser rentre pour relever la barrière électrique qui commence à remonter. La poussière levée par la voiture n’est pas encore retombée.
Surfeur est toujours immobile.
La voiture freine pour passer la barrière.
Plus d’oiseau dans le ciel.
La lourde caisse pique du nez…
Une longue flamme derrière le tube.
La roquette glisse avec des boules de feu dans son sillage, tout se dilate à nouveau, Kayser baisse les bras, je laisse tomber les jumelles. Deux mobiles : la bagnole couleur sable et la roquette. L’engin pénètre à la base du pare-brise, de plein fouet. Surfeur est toujours immobile.
L’image se défait, une explosion secoue la Mercedes qui part en tonneau, une grande flamme dure et immédiatement la fumée noire ourlée de crasse qui monte, la poussière, le capot voltige haut dans le ciel comme un fétu arraché au vent, l’explosion gronde et se répercute avant que la caisse soit tout à fait immobilisée.
Kayser et son type ont disparu dans le bâtiment.
Surfeur s’affaire.
Une longue bande d’herbe sèche calcinée marque l’emplacement du tir derrière le tube. Il approvisionne posément, vérifie les contacts, enfonce le jack et tripote sa boîte noire puis il tourne la tête.
— Radio, je lui dis.
Il secoue la tête. La Mercedes brûle, renversée sur le flanc et la fumée noire monte droit comme un clou et s’épanouit. Plus un bruit, même plus l’écho des munitions qui crépitent, ou c’est qu’elles n’ont pas commencé à exploser. Une flamme dure sous le châssis. Le réservoir saute et arrose la caillasse, la fumée noircit.
Je remonte sur les coudes, Surfeur décroche à son tour, on parcourt une trentaine de mètres courbés en deux, presque côte à côte. Il a niché la Range Rover dans un repli de terrain et tendu une bâche sur le pavillon. Le micro de la radio se balance au bout du tortillon noir. Je le prends à pleines mains.
— Kayser, j’appelle. Kayser, vous m’entendez ? Parlez, Kayser.
Ça crache un maximum. La fumée monte haut, très haut, elle forme un champignon gras dont le chapeau commence à dériver au vent et les bords s’effilochent. L’oiseau a disparu. Sur un coin de banquette, Myriam fume. Elle a la figure luisante, mais ses yeux sont mornes et vides. Elle est en train de se demander s’il n’y avait pas d’autre solution pour les cinq types qui grillent dans la bagnole. Il y avait peut-être une autre solution, seulement il fallait taper un grand coup pour que Kayser comprenne qu’il n’avait pas affaire à une bande de charlots. Un grand coup risqué parce que Surfeur pouvait manquer la bagnole.
Surfeur…
— Parlez, Kayser.
— Ici Kayser.
— Vous allez sortir, Kayser.
— Impossible.
— Vous allez sortir avec le Toyota. Vous allez prendre à trois heures par rapport à la perpendiculaire des bâtiments. Vous avez du monde pour éteindre la voiture. Faites-la éteindre.
— Vous êtes givrés, dit la voix dans le haut-parleur. Une voix sobre, métallique, dépourvue d’inflexions.
— Sortez, Kayser. Vous avez une minute.
La radio se remet à crachoter. Je baisse le squelch. L’oiseau a dérivé. Il est à présent presque à la verticale des collines. La fumée continue à monter, mais le chapeau se dissipe peu à peu. Quelques crépitements sourds. Déjà vingt secondes. Le rideau du hangar se lève.
— Cagoules ! je dis d’une voix enrouée.
Surfeur boit à son bidon, il secoue la tête en même temps. On se fait des gueules de fedayin. Sur le portable, Tony me passe qu’ils se sont occupés du Ford et qu’ils reprennent l’autre côté. Il n’y a pas eu de problèmes. J’accuse réception. Le Toyota roule vite et pique droit vers les collines, à notre gauche, sans se soucier du terrain. La poussière tourbillonne derrière. Surfeur me passe le bidon, je remonte à peine le bas de la cagoule. Quand j’ai fini, je rappelle Kayser.
— Stoppez au niveau du buisson rabougri, à gauche. Coupez le contact et attendez.
— Vous êtes dingues, répète la voix.
Le Toyota s’arrête.
La Mercedes brûle encore, mais à petits coups. Il n’y a plus de flammes, rien que des hoquets de fumée plus ou moins noire qui s’enroulent sur eux-mêmes et montent presque à regret. La gosse prend son Uzi.
— Je viens avec toi.
Elle a la voix dure.
Surfeur secoue la tête. Ce que je vois de ses yeux est dur aussi. Le radar. Je passe la lanière du portable à l’épaule, je glisse un. 45 plein dans la ceinture, derrière, sous la chemise, je fais des gestes machinaux, des gestes habituels, et Surfeur secoue à nouveau la tête. La sueur me pique la figure, sous le tissu.
Le temps d’arriver à défilement non loin du Toyota, je suis trempé de la tête aux pieds. Le ciel blanc tourne au gris, ou c’est l’éblouissement.
Kayser a ouvert la portière.
Il a les deux mains sur le volant, les poignets cassés et il fume en fixant les deux silhouettes en treillis qui avancent sur le chemin. Au dernier moment, il met pied à terre d’un seul mouvement souple, presque lymphatique. Il porte des espadrilles, un vieux pantalon de treillis décoloré et un maillot de corps douteux.
— Éteignez la Mercedes et passez-la à la presse.
Ses yeux bleus, couleur de porcelaine, se posent sur nous. Il crache la cigarette à ses pieds, glisse les mains dans la ceinture.
— Pas assez de monde pour ça.
— Écartez-vous, Kayser…
Il obtempère, sans hâte. Il recule jusqu’au buisson, il me laisse tout le champ qu’il faut pour donner un coup d’œil dans le Toyota. Il y a un automatique entre les coussins, un 9 mm camus. Je le ramasse et je le fourre dans la poche, sur la cuisse droite. Il y a une grosse cibi allumée, mais aussi et surtout un radiotéléphone dont la grande antenne remue encore derrière, fixée au garde-boue.