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L’enfant se mit à pleurer, et Melchior à crier, de plus en plus fort l’un et l’autre, jusqu’à ce qu’on entendît le pas précipité de Louisa, qui montait l’escalier. Elle arriva, toute bouleversée encore. Elle commença par de violents reproches, mêlés de nouvelles gifles, auxquelles Melchior joignit, sitôt qu’il eut compris, – et probablement avant, – des claques à assommer un bœuf. Ils criaient tous les deux. L’enfant hurlait. Ils finirent par se disputer l’un l’autre avec la même colère. Tout en rossant son fils, Melchior disait que le petit avait raison, que voilà à quoi on s’exposait en allant servir chez des gens, qui se croient tout permis, parce qu’ils ont de l’argent. Et tout en frappant l’enfant, Louisa criait à son mari qu’il était un brutal, qu’elle ne lui permettait pas de toucher le petit, et qu’il l’avait blessé. En effet, Christophe saignait un peu du nez; mais il n’y pensait guère, et il ne sut aucun gré à sa mère de le lui tamponner rudement avec un linge mouillé, puisqu’elle continuait à le gronder. À la fin, on le poussa dans un recoin obscur, où on l’enferma sans souper.

Il les entendait crier l’un contre l’autre; et il ne savait pas lequel il détestait le plus. Il lui semblait que c’était sa mère; car il n’eût jamais attendu d’elle une pareille méchanceté. Tous ses malheurs de la journée l’accablaient à la fois: tout ce qu’il avait souffert, l’injustice des enfants, l’injustice de la dame, l’injustice de ses parents, et – ce qu’il sentait aussi, comme une blessure vive, sans s’en rendre compte, – l’abaissement de ses parents, dont il était si fier, devant ces autres gens, méchants et méprisables. Cette lâcheté, dont il prenait une vague conscience, pour la première fois, lui paraissait ignoble. Tout en lui était ébranlé: son admiration pour les siens, le respect religieux qu’ils lui inspiraient, sa confiance dans la vie, le besoin naïf qu’il avait d’aimer les autres et d’en être aimé, sa foi morale, aveugle, mais absolue. C’était un écroulement total. Il était écrasé par la force brutale, sans nul moyen de se défendre, de réchapper jamais. Il suffoqua. Il crut mourir. Il se raidit de tout son être, dans une révolte désespérée. Il tapa des poings, des pieds, de la tête, contre le mur, hurla, fut pris de convulsions, et, se meurtrissant aux meubles, tomba par terre.

Ses parents, accourus, le prirent dans leurs bras. C’était à qui des deux, maintenant, serait le plus tendre. Sa mère le déshabilla, le porta dans son lit, s’assit à son chevet et resta auprès de lui, jusqu’à ce qu’il fût plus calme. Mais il ne désarmait point, il ne pardonnait rien, et il fit semblant de dormir, pour ne pas l’embrasser. Sa mère lui semblait mauvaise et lâche. Il ne se doutait pas de tout le mal qu’elle avait pour vivre et le faire vivre, et de ce qu’elle avait souffert de prendre parti contre lui.

Après qu’il eut épuisé jusqu’à la dernière goutte l’incroyable provision de larmes qui tient dans les yeux d’un enfant, il se sentit un peu soulagé. Il était las; mais ses nerfs étaient trop tendus pour qu’il pût dormir. Les images de tantôt recommencèrent à flotter dans sa demi-torpeur. C’était surtout la petite fille qu’il revoyait, avec ses yeux brillants, son petit nez levé d’une façon dédaigneuse, ses cheveux sur ses épaules, ses jambes nues et sa parole enfantine et poseuse. Il tressaillit, en croyant réentendre sa voix. Il se rappelait combien il avait été stupide avec elle; et il se sentait contre elle une haine farouche; il ne lui pardonnait pas de l’avoir humilié, il était dévoré du désir de l’humilier à son tour, de la faire pleurer. Il en chercha les moyens, et n’en trouva aucun. Il n’y avait nulle apparence qu’elle se souciât jamais de lui. Mais, pour se soulager, il supposa que tout fût ainsi qu’il le souhaitait. Il établit donc qu’il était devenu très puissant et glorieux; et il décida en même temps qu’elle était amoureuse de lui. Alors il commença de se raconter une de ces absurdes histoires, qu’il finissait par croire plus réelles que la réalité.

Elle se mourait d’amour; mais il la dédaignait. Quand il passait devant sa maison, elle le regardait passer, cachée derrière les rideaux; et il se savait regardé; mais il feignait de n’y prendre pas garde, et il parlait gaiement. Il quittait même le pays et voyageait, au loin, afin d’augmenter sa peine. Il faisait de grandes choses. – Ici, il introduisait dans son récit certains fragments choisis des récits héroïques de grand-père. – Elle, pendant ce temps, tombait malade de chagrin. Sa mère, l’orgueilleuse dame, venait le supplier: «Ma pauvre fille se meurt. Je vous en prie, venez!» Il venait. Elle était couchée. Elle avait la figure pâle et creusée. Elle lui tendait les bras. Elle ne pouvait parler; mais elle lui prenait les mains et les baisait en pleurant. Alors il la regardait avec une bonté et une douceur admirables. Il lui disait de guérir, et consentait à ce qu’elle l’aimât. Arrivé à ce moment du récit, comme il se plaisait à en prolonger l’agrément, en répétant plusieurs fois les paroles et les attitudes, le sommeil vint le prendre; et il s’endormit consolé.

Mais quand il rouvrit les yeux, le jour était venu; et ce jour ne brillait plus avec l’insouciance du matin précédent: quelque chose était changé dans le monde. Christophe connaissait l’injustice.

*

Il y avait des moments de gêne très étroite à la maison. Ils étaient de plus en plus fréquents. On faisait maigre chère, ces jours-là. Nul ne s’en apercevait mieux que Christophe. Le père ne voyait rien; il se servait le premier, et il avait toujours assez pour lui. Il causait bruyamment, riait aux éclats de ce qu’il disait; et il ne remarquait pas le regard de sa femme, qui riait d’un rire forcé, en le surveillant, tandis qu’il se servait. Le plat, quand il passait ensuite, était à moitié vide. Louisa servait les petits: deux pommes de terre à chacun. Lorsque venait le tour de Christophe, souvent il n’en restait que trois sur l’assiette, et sa mère n’était pas servie. Il le savait d’avance, il les avait comptées, avant qu’elles arrivent à lui. Alors il rassemblait son courage, et d’un air dégagé:

– Rien qu’une, maman.

Elle s’inquiétait un peu.

– Deux, comme les autres.

– Non, je t’en prie, une seule.

– Est-ce que tu n’as pas faim?

– Non, je n’ai pas grand’faim.

Mais elle n’en prenait qu’une aussi, et ils la pelaient avec soin, ils la partageaient en tout petits morceaux, ils tâchaient de la manger le plus lentement possible. Sa mère le surveillait. Quand il avait fini:

– Allons, prends-la donc!

– Non, maman.

– Mais tu es malade, alors?

– Je ne suis pas malade, mais j’ai assez mangé.

Il arrivait que son père lui reprochât de faire le difficile, et qu’il s’adjugeât la dernière pomme de terre. Mais Christophe se méfiait maintenant; et il la réservait sur son assiette pour Ernst, le petit frère, toujours vorace, qui la guettait du coin de l’œil depuis le commencement du dîner, et qui finissait par lui demander:

– Tu ne la manges pas? Donne-la-moi, dis, Christophe.

Ah! comme Christophe détestait son père, comme il lui en voulait de ne pas penser à eux, de ne même pas se douter qu’il leur mangeait leur part! Il avait si faim qu’il le haïssait et qu’il aurait voulu le lui dire; mais il pensait, dans son orgueil, qu’il n’en avait pas le droit, tant qu’il ne gagnerait pas sa vie. Ce pain que son père lui prenait, son père l’avait gagné. Lui n’était bon à rien; il était une charge pour tous; il n’avait pas le droit de parler. Plus tard, il parlerait – s’il arrivait à plus tard. Oh! il mourrait de faim, avant!…