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– Ah! misérable ivrogne! cria-t-elle.

Ses yeux flambaient de colère.

Christophe crut que son père allait la tuer. Mais Melchior fut si saisi par l’apparition menaçante de sa femme qu’il ne répliqua rien et se mit à pleurer. Il se roula par terre; et il se frappait la tête contre les meubles, en disant qu’elle avait raison, qu’il était un ivrogne, qu’il faisait le malheur des siens, qu’il ruinait ses pauvres enfants, et qu’il voulait mourir. Louisa lui avait tourné le dos avec mépris; elle emportait Christophe dans la chambre voisine, elle le caressait, elle cherchait à le rassurer. Le petit continuait de trembler, et il ne répondait pas aux questions de sa mère; puis il éclata en sanglots. Louisa lui baigna la figure avec de l’eau; elle l’embrassait, elle lui parlait tendrement, elle pleurait avec lui. Enfin, ils s’apaisèrent tous deux. Elle s’agenouilla, le mit à genoux auprès d’elle. Ils prièrent pour que le bon Dieu guérît le père de sa dégoûtante habitude, et que Melchior redevînt bon comme autrefois. Louisa coucha l’enfant. Il voulut qu’elle restât près de son lit, à lui tenir la main. Louisa passa une partie de la nuit, assise au chevet de Christophe qui avait la fièvre. L’ivrogne ronflait sur le carreau.

À quelque temps de là, à l’école, où Christophe passait son temps à regarder les mouches au plafond et à donner des coups de poing à ses voisins, pour les faire tomber du banc, le maître qui l’avait pris en grippe, parce qu’il remuait toujours, parce qu’on l’entendait toujours rire, et parce qu’il n’apprenait jamais rien, fit une allusion inconvenante, un jour que Christophe s’était lui-même laissé choir, à certain personnage bien connu dont il semblait vouloir suivre brillamment les traces. Tous les enfants éclatèrent de rire; et certains se chargèrent de préciser l’allusion, en des commentaires aussi clairs qu’énergiques. Christophe se releva, rouge de honte, saisit son encrier, et le lança à toute volée à la tête du premier qu’il vit rire. Le maître tomba sur lui à coups de poing; il fut fustigé, mis à genoux, et condamné à un pensum énorme.

Il rentra chez lui, blême, rageant en silence; et il déclara froidement qu’il n’irait plus à l’école. On ne fit pas attention à ses paroles. Le lendemain matin, quand sa mère lui rappela qu’il était l’heure de partir, il répondit avec tranquillité qu’il avait dit qu’il n’irait plus. Louisa eut beau prier, crier, menacer: rien n’y fit. Il restait assis dans son coin, le front obstiné. Melchior le roua de coups: il hurla; mais à toutes les sommations qu’on lui faisait après chaque correction, il répondait rageusement: «Non!» On lui demanda au moins de dire pourquoi; il serra les dents et ne voulut rien dire. Melchior l’empoigna, le porta à l’école et le remit au maître. Revenu à son banc, il commença par casser méthodiquement tout ce qui se trouvait à sa portée: son encrier, sa plume, il déchira son cahier et son livre, – le tout d’une façon bien visible, en regardant le maître d’un air provocant. On l’enferma au cabinet noir. – Quelques instants après, le maître le trouva, son mouchoir noué autour du cou, tirant de toutes ses forces sur les deux coins: il tâchait de s’étrangler.

Il fallut le renvoyer.

*

Christophe était dur au mal. Il tenait de son père et de son grand-père leur robuste constitution. On n’était pas douillet dans la famille: malade ou non, on ne se plaignait jamais, et rien n’était capable de changer quelque chose aux habitudes des deux Krafft, père et fils. Ils sortaient, quelque temps qu’il fît, été comme hiver, restaient pendant des heures sous la pluie ou le soleil, quelquefois tête nue et les vêtements ouverts, par négligence ou par bravade, faisaient des lieues sans jamais être las, et regardaient avec une pitié méprisante la pauvre Louisa, qui ne disait rien, mais qui était forcée de s’arrêter, toute blanche, les jambes gonflées, et le cœur battant à se briser. Christophe n’était pas loin de partager leur dédain pour sa mère: il ne comprenait pas qu’on fût malade; quand il tombait, ou se frappait, ou se coupait, ou se brûlait, il ne pleurait pas; mais il était irrité contre l’objet ennemi. Les brutalités de son père et de ses petits compagnons, les polissons des rues, avec qui il se battait, le trempèrent solidement. Il ne craignait pas les coups; et il revint plus d’une fois au logis, avec le nez saignant et des bosses au front. Un jour, il fallut le dégager, presque étouffé, d’une de ces mêlées furieuses, où il avait roulé sous son adversaire, qui lui cognait avec férocité la tête sur le pavé. Il trouvait cela naturel, étant prêt à faire aux autres ce qu’on lui faisait à lui-même.

Cependant, il avait peur d’une infinité de choses; et, bien qu’on n’en sût rien, – car il était très orgueilleux, – rien ne le fit tant souffrir que ces terreurs continuelles, durant une partie de son enfance. Pendant deux ou trois ans surtout, elles sévirent en lui, comme une maladie.

Il avait peur du mystérieux qui s’abrite dans l’ombre, des puissances mauvaises qui semblent guetter la vie, du grouillement de monstres, que tout cerveau d’enfant porte en lui avec épouvante et mêle à tout ce qu’il voit: derniers restes sans doute d’une faune disparue, des hallucinations des premiers jours près du néant, du sommeil redoutable dans le ventre de la mère, de l’éveil de la larve au fond de la matière.

Il avait peur de la porte du grenier. Elle donnait sur l’escalier, et était presque toujours entre-bâillée. Quand il devait passer devant, il sentait son cœur battre; il prenait son élan, et sautait sans regarder. Il lui semblait qu’il y avait quelqu’un ou quelque chose derrière. Les jours où elle était fermée, il entendait distinctement par la chatière entr’ouverte remuer derrière la porte. Ce n’était pas étonnant, car il y avait de gros rats; mais il imaginait un être monstrueux, des os déchiquetés, des chairs comme des haillons, une tête de cheval, des yeux qui font mourir, des formes incohérentes; il ne voulait pas y penser et y pensait malgré lui. Il s’assurait d’une main tremblante que le loquet était bien mis: ce qui ne l’empêchait pas de se retourner dix fois, en descendant les marches.

Il avait peur de la nuit, au dehors. Il lui arrivait de s’arrêter chez le grand-père, ou d’y être envoyé le soir, pour quelque commission. Le vieux Krafft habitait un peu en dehors de la ville, la dernière maison sur la route de Cologne. Entre cette maison et les premières fenêtres éclairées de la ville, il y avait deux ou trois cents pas, qui paraissaient bien le triple à Christophe. Pendant quelques instants, le chemin faisait un coude, où l’on ne voyait rien. La campagne était déserte, au crépuscule; la terre devenait noire, et le ciel d’une pâleur effrayante. Lorsqu’on sortait des buissons qui entouraient la route, et qu’on grimpait sur le talus, on distinguait encore une lueur jaunâtre au bord de l’horizon; mais cette lueur n’éclairait pas, et elle était plus oppressante que la nuit; elle faisait l’obscurité plus sombre autour d’elle: c’était une lumière de glas. Les nuages descendaient presque au ras du sol. Les buissons devenaient énormes et bougeaient. Les arbres squelettes ressemblaient à des vieillards grotesques. Les bornes du chemin avaient des reflets de linges livides. L’ombre remuait. Il y avait des nains assis dans les fossés, des lumières dans l’herbe, des vols effrayants dans l’air, des cris stridents d’insectes, qui sortaient on ne sait d’où. Christophe était toujours dans l’attente angoissée de quelque excentricité sinistre de la nature. Il courait, et son cœur sautait dans sa poitrine.