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Il retourna s’asseoir, prit un temps, et dit avec la solennité qu’il apportait à tous ses aphorismes:

– La première chose dans la vie, c’est de faire son devoir.

Il attendit un démenti, cracha sur le feu; puis, comme ni la mère ni l’enfant n’élevaient d’objection, il voulut continuer, – et se tut.

*

Ils ne disaient plus mot. Jean-Michel, près du feu, Louisa, assise dans son lit, rêvaient tristement tous les deux. Le vieux, quoi qu’il eût dit, pensait au mariage de son fils, avec amertume. Louisa y pensait aussi, et elle s’accusait, bien qu’elle n’eût rien à se reprocher.

Elle était domestique, quand elle avait épousé, à la surprise de tous, et surtout à la sienne, Melchior Krafft, le fils de Jean-Michel. Les Krafft étaient sans fortune, mais considérés dans la petite ville rhénane, où le vieux s’était établi, il y avait presque un demi-siècle. Ils étaient musiciens de père en fils et connus des musiciens de tout le pays, entre Cologne et Mannheim. Melchior était violon au Hof-Theater; et Jean-Michel avait dirigé naguère les concerts du grand-duc. Le vieillard fut profondément humilié du mariage de Melchior; il bâtissait de grands espoirs sur son fils; il eût voulu en faire l’homme éminent qu’il n’avait pu être lui-même. Ce coup de tête ruinait ses ambitions. Aussi avait-il tempêté d’abord et couvert de malédictions Melchior et Louisa. Mais, comme il était un brave homme, il avait pardonné à sa bru, dès qu’il avait appris à la mieux connaître; et même, il s’était pris pour elle d’une affection paternelle, qui se traduisait le plus souvent par des rebuffades.

Nul ne pouvait comprendre ce qui avait poussé Melchior à ce mariage, – Melchior moins que personne. Ce n’était certes pas la beauté de Louisa. Rien en elle n’était fait pour séduire: elle était petite, pâlotte et frêle; et elle faisait un singulier contraste avec Melchior et Jean-Michel, tous deux hauts et larges, des colosses à la figure rouge, au poing solide, mangeant bien, buvant sec, aimant rire, et faisant grand bruit. Elle semblait écrasée par eux; on ne la remarquait guère; et elle cherchait à s’effacer encore plus. Si Melchior avait eu bon cœur, on eût pu croire qu’il avait préféré à tout autre avantage la simple bonté de Louisa; mais il était l’homme le plus vain. Qu’un garçon de son espèce, assez beau et ne l’ignorant pas, très fat, non sans talent, et pouvant prétendre à quelque riche parti, capable même – qui sait? – de tourner la tête à une de ses élèves bourgeoises, ainsi qu’il s’en vantait, eût été brusquement choisir une fille du peuple, pauvre, sans éducation, sans beauté, qui ne lui avait fait aucune avance… on eût dit une gageure!

Mais Melchior était de ces hommes qui font toujours le contraire de ce qu’on attend d’eux et de ce qu’ils en attendent eux-mêmes. Ce n’est pas qu’ils ne soient avertis: – un homme averti en vaut deux, dit-on… – Ils font profession de n’être dupes de rien et de diriger leur barque à coup sûr, vers un but précis. Mais ils comptent sans eux: car ils ne se connaissent pas. Dans un de ces instants de vide qui leur sont habituels, ils laissent le gouvernail; et quand les choses sont livrées à elles-mêmes, elles ont un malin plaisir à contrecarrer leurs maîtres. Le bateau laissé libre va droit contre l’écueil; et l’intrigant Melchior épousa une cuisinière. Il n’était cependant ni ivre ni stupide, le jour où il s’engagea pour la vie avec elle; et il ne subissait pas un entraînement passionné: il s’en fallait de beaucoup. Mais peut-être y a-t-il en nous d’autres puissances que l’esprit et le cœur, d’autres même que les sens, – de mystérieuses puissances, qui prennent le commandement dans les instants de néant où s’endorment les autres; et peut-être Melchior les avait-il rencontrées au fond des pâles prunelles qui le regardaient timidement, un soir qu’il avait abordé la jeune fille sur la berge du fleuve, et qu’il s’était assis près d’elle, dans les roseaux, – sans savoir pourquoi, – pour lui donner sa main.

À peine marié, il se montra atterré de ce qu’il avait fait. Il ne le cacha point à la pauvre Louisa, qui, tout humble, lui en demandait pardon. Il n’était pas méchant, et le lui accordait volontiers; mais, l’instant d’après, ses remords le reprenaient, au milieu de ses amis, ou chez ses riches élèves, maintenant dédaigneuses, qui ne tressaillaient plus au frôlement de sa main, quand il voulait rectifier la pose de leurs doigts sur le clavier. Il revenait alors avec une mine sombre, où Louisa, le cœur serré, lisait du premier coup d’œil les habituels reproches; ou bien il s’attardait dans des stations au cabaret; il y puisait le contentement de soi et l’indulgence pour autrui. Ces soirs-là il rentrait avec des éclats de rire, qui semblaient plus tristes à Louisa que les sous-entendus et la sourde rancune des autres jours. Elle se sentait un peu responsable des accès de déraison, où disparaissaient à chaque fois, avec l’argent de la maison, les faibles restes du bon sens de son mari. Melchior s’enlisait. À un âge où il aurait dû travailler sans répit à développer son médiocre talent, il se laissait glisser le long de la pente; et d’autres prenaient sa place.

Mais qu’importait sans doute à la force inconnue qui l’avait rapproché de la servante aux cheveux de lin? Il avait rempli son rôle; et le petit Jean-Christophe venait de prendre pied sur cette terre, où le poussait son destin.

*

La nuit était tout à fait venue. La voix de Louisa arracha le vieux Jean-Michel à la torpeur où il s’abandonnait devant le feu, en pensant aux tristesses présentes et passées.

– Père, il doit être tard, disait affectueusement la jeune femme. Il faut rentrer chez vous, vous avez loin à aller.

– J’attends Melchior, répondit le vieillard.

– Non, je vous en prie, j’aime mieux que vous ne restiez pas.

– Pourquoi?

Le vieux leva la tête, et la regarda attentivement.

Elle ne répondit pas. Il reprit:

– Tu as peur, tu ne veux pas que je le rencontre?

– Eh bien, oui: cela ne servirait qu’à gâter encore les choses: vous vous fâcheriez; je ne veux pas. Je vous en prie!

Le vieux soupira, se leva et dit:

– Allons.

Il vint près d’elle, lui effleura le front de sa barbe râpeuse; il demanda si elle n’avait besoin de rien, baissa la lumière de la lampe, et partit en heurtant les chaises, dans l’obscurité de la chambre. Mais il n’était pas dans l’escalier qu’il songeait à son fils revenant ivre; et il s’arrêtait à chaque marche; il imaginait mille dangers à le laisser rentrer seul…

Dans le lit, près de la mère, l’enfant s’agitait de nouveau. Une souffrance inconnue montait du fond de son être. Il se raidit contre elle. Il tordit son corps, il serra les poings, il fronça les sourcils. La douleur grandissait, tranquille, sûre de sa force. Il ne savait pas ce qu’elle était, ni jusqu’où elle allait. Elle lui paraissait immense, et ne devoir jamais prendre fin. Et il se mit à crier lamentablement. Sa mère le caressa avec de douces mains. Déjà la souffrance devenait moins aiguë. Mais il continuait de pleurer; car il la sentait toujours près de lui, en lui. – L’homme qui souffre peut diminuer son mal, en sachant d’où il vient; il l’enferme par la pensée en un morceau de son corps, qui peut être guéri, arraché au besoin; il en fixe les contours, il le sépare de lui. L’enfant n’a pas cette ressource trompeuse. Sa première rencontre avec la douleur est plus tragique et plus vraie. Comme son être même, elle lui semble sans limites; il la sent installée dans son sein, assise dans son cœur, maîtresse de sa chair. Et cela est ainsi: elle n’en sortira plus qu’après l’avoir rongée.