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La mère le presse contre elle, avec de petits mots:

«C’est fini, c’est fini, ne pleurons plus, mon jésus, mon petit poisson d’or…

Il continue toujours sa plainte entrecoupée. On dirait que cette misérable masse inconsciente et informe a le pressentiment de la vie de peines qui lui est réservée. Et rien ne peut l’apaiser…

Les cloches de Saint-Martin chantèrent dans la nuit. Leur voix était grave et lente. Dans l’air mouillé de pluie, elle cheminait comme un pas sur la mousse. L’enfant se tut au milieu d’un sanglot. La merveilleuse musique coulait doucement en lui, ainsi qu’un flot de lait. La nuit s’illuminait, l’air était tendre et tiède. Sa douleur s’évanouit, son cœur se mit à rire; et il glissa dans le rêve, avec un soupir d’abandon.

Les trois cloches tranquilles continuaient à sonner la fête du lendemain. Louisa rêvait aussi, en les écoutant, à ses misères passées et à ce que serait plus tard le cher petit enfant endormi auprès d’elle. Elle était depuis des heures étendue dans son lit, lasse et endolorie. Ses mains et son corps la brûlaient; le lourd édredon de plumes l’écrasait; elle se sentait meurtrie et oppressée par l’ombre; mais elle n’osait remuer. Elle regardait l’enfant; et la nuit ne l’empêchait pas de lire dans ses traits vieillots… Le sommeil la gagnait, des images fiévreuses passaient dans son cerveau. Elle crut entendre Melchior ouvrir la porte, et son cœur tressauta. Par instants, le grondement du fleuve montait plus fort dans le silence, comme un mugissement de bête. La vitre sonna une ou deux fois encore sous le doigt de la pluie. Les cloches, plus lentement, chantèrent et s’éteignirent; et Louisa s’endormit auprès de son enfant.

Pendant ce temps, le vieux Jean-Michel attendait devant la maison, sous la pluie, la barbe mouillée de brouillard. Il attendait que son misérable fils revînt; car sa tête, qui travaillait toujours, ne cessait de lui raconter des histoires tragiques, amenées par l’ivresse; et, bien qu’il n’y crût pas, il n’aurait pu dormir une minute, cette nuit, s’il s’en était allé sans l’avoir vu rentrer. Le chant des cloches le rendait très triste; car il se rappelait ses espérances déçues. Il pensait à ce qu’il faisait là, à cette heure, dans la rue. Et, de honte, il pleurait.

*

Le vaste flot des jours se déroule lentement. Immuables, le jour et la nuit remontent et redescendent, comme le flux et le reflux d’une mer infinie. Les semaines et les mois s’écoulent et recommencent. Et la suite des jours est comme un même jour.

Jour immense, taciturne, que marque le rythme égal de l’ombre et de la lumière, et le rythme de la vie de l’être engourdi qui rêve au fond de son berceau, – ses besoins impérieux, douloureux ou joyeux, si réguliers que le jour et la nuit qui les ramènent semblent ramenés par eux.

Le balancier de la vie se meut avec lourdeur. L’être s’absorbe tout entier dans sa pulsation lente. Le reste n’est que rêves, tronçons de rêves, informes et grouillants, une poussière d’atomes qui dansent au hasard, un tourbillon vertigineux qui passe et fait rire ou horreur. Des clameurs, des ombres mouvantes, des formes grimaçantes, des douleurs, des terreurs, des rires, des rêves, des rêves… Tout n’est que rêve… – Et, parmi ce chaos, la lumière des yeux amis qui lui sourient, le flot de joie qui, du corps maternel, du sein gonflé de lait, se répand dans sa chair, la force qui est en lui et qui s’amasse énorme, inconsciente, l’océan bouillonnant qui gronde dans l’étroite prison de ce petit corps d’enfant. Qui saurait lire en lui verrait des mondes ensevelis dans l’ombre, des nébuleuses qui s’organisent, un univers en formation. Son être est sans limites. Il est tout ce qui est…

*

Les mois passent… Des îles de mémoire commencent à surgir du fleuve de la vie. D’abord, d’étroits îlots perdus, des rochers qui affleurent à la surface des eaux. Autour d’eux, dans le demi-jour qui point, la grande nappe tranquille continue de s’étendre. Puis, de nouveaux îlots, que dore le soleil.

De l’abîme de l’âme émergent quelques formes, d’une étrange netteté. Dans le jour sans bornes, qui recommence, éternellement le même, avec son balancement monotone et puissant, commence à se dessiner la ronde des jours qui se donnent la main; leurs profils sont, les uns riants, les autres tristes. Mais les anneaux de la chaîne se rompent constamment, et les souvenirs se rejoignent par-dessus la tête des semaines et des mois…

Le Fleuve… Les Cloches… Si loin qu’il se souvienne, – dans les lointains du temps, à quelque heure de sa vie que ce soit, – toujours leurs voix profondes et familières chantent…

La nuit – à demi endormi… Une pâle lueur blanchit la vitre… Le fleuve gronde. Dans le silence, sa voix monte toute-puissante; elle règne sur les êtres. Tantôt elle caresse leur sommeil et semble près de s’assoupir elle-même, au bruissement de ses flots. Tantôt elle s’irrite, elle hurle, comme une bête enragée qui veut mordre. La vocifération s’apaise: c’est maintenant un murmure d’une infinie douceur, des timbres argentins, de claires clochettes, des rires d’enfants, de tendres voix qui chantent, une musique qui danse. Grande voix maternelle, qui ne s’endort jamais! Elle berce l’enfant, ainsi qu’elle berça pendant des siècles, de la naissance à la mort, les générations qui furent avant lui; elle pénètre sa pensée, elle imprègne ses rêves, elle l’entoure du manteau de ses fluides harmonies, qui l’envelopperont encore, quand il sera couché dans le petit cimetière qui dort au bord de l’eau et que baigne le Rhin…

Les cloches… Voici l’aube! Elles se répondent, dolentes, un peu tristes, amicales, tranquilles. Au son de leurs voix lentes, montent des essaims de rêves, rêves du passé, désirs, espoirs, regrets des êtres disparus, que l’enfant ne connut point, et que pourtant il fut, puisqu’il fut en eux, puisqu’ils revivent en lui. Des siècles de souvenirs vibrent dans cette musique. Tant de deuils, tant de fêtes! – Et, du fond de la chambre, il semble, en les entendant, qu’on voie passer les belles ondes sonores qui coulent dans l’air léger, les libres oiseaux, et le tiède souffle du vent. Un coin de ciel bleu sourit à la fenêtre. Un rayon de soleil se glisse sur le lit, à travers les rideaux. Le petit monde familier aux regards de l’enfant, tout ce qu’il aperçoit de son lit, chaque matin, en s’éveillant, tout ce qu’il commence, au prix de tant d’efforts, à reconnaître et à nommer, afin de s’en faire le maître, – son royaume s’illumine. Voici la table où l’on mange, le placard où il se cache pour jouer, le carrelage en losanges sur lequel il se traîne, et le papier du mur, dont les grimaces lui content des histoires burlesques ou effrayantes, et l’horloge qui jacasse des paroles boiteuses, qu’il est seul à comprendre. Que de choses dans cette chambre! Il ne les connaît pas toutes. Chaque jour, il repart en exploration dans cet univers qui est à lui: – tout est à lui. – Rien n’est indifférent, tout se vaut, un homme ou une mouche; tout vit également: le chat, le feu, la table, les grains de poussière qui dansent dans un rayon de soleil. La chambre est un pays; un jour est une vie. Comment se reconnaître au milieu de ces espaces? Le monde est si grand! On s’y perd. Et ces figures, ces gestes, ce mouvement, ce bruit, qui font autour de lui un tourbillon perpétuel!… Il est las, ses yeux se ferment, il s’endort. Les doux, les profonds sommeils, qui le prennent tout d’un coup, à toute heure, n’importe où, où il est, sur les genoux de sa mère, ou bien sous la table, où il aime à se cacher!… Il fait bon. On est bien…