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Ces premières journées bourdonnent dans sa tête comme un champ de blé, que le vent agite, et sur lequel passent les grandes ombres des nuages…

*

Les ombres fuient, le soleil monte. Christophe commence à retrouver son chemin dans le dédale de la journée.

Le matin… Ses parents dorment. Il est dans son petit lit, couché sur le dos. Il regarde les raies lumineuses qui dansent au plafond. C’est un amusement sans fin. À un moment, il rit tout haut, d’un de ces bons rires d’enfant qui dilatent le cœur de ceux qui l’entendent. Sa mère se penche vers lui, et dit: «Qu’est-ce que tu as donc, petit fou?» Alors il rit de plus belle, et peut-être même il se force à rire, parce qu’il a un public. Maman prend un air sévère, et met un doigt sur sa bouche, pour qu’il ne réveille pas le père; mais ses yeux fatigués rient malgré elle. Ils chuchotent ensemble… Brusquement, un grognement furieux du père. Ils tressautent tous deux. Maman tourne précipitamment le dos comme une petite fille coupable, elle fait semblant de dormir. Christophe s’enfonce dans son petit lit et retient son souffle… Silence de mort.

Après quelque temps, la petite figure blottie sous les draps revient à la surface. Sur le toit, la girouette grince. La gouttière s’égoutte. L’angélus tinte. Quand le vent souffle de l’est, de très loin lui répondent les cloches des villages sur l’autre rive du fleuve. Les moineaux, réunis en bande dans le mur vêtu de lierre, font un vacarme assourdissant, où se détachent, comme dans les jeux d’une troupe d’enfants, trois ou quatre voix, toujours les mêmes, plus criardes que les autres. Un pigeon roucoule au faîte d’une cheminée. L’enfant se laisse bercer par ces bruits. Il chantonne tout bas, puis moins bas, puis tout haut, puis très haut, jusqu’à ce que de nouveau la voix exaspérée du père crie: «Cet âne-là ne se taira donc jamais! Attends un peu, je vais te tirer les oreilles!» Alors il se renfonce dans ses draps, et il ne sait pas s’il doit rire ou pleurer. Il est effrayé et humilié; et en même temps, l’idée de l’âne auquel on le compare le fait pouffer. Du fond de son lit, il imite son braiement. Cette fois, il est fouetté. Il pleure toutes les larmes de son corps. Qu’est-ce qu’il a fait? Il a si envie de rire, de se remuer! Et il lui est défendu de bouger. Comment font-ils pour dormir toujours? Quand pourra-t-on se lever?…

Un jour, il n’y tient plus. Il a entendu dans la rue un chat, un chien, quelque chose de curieux. Il se glisse hors du lit, et ses petits pieds nus tapotant gauchement le carreau, il veut descendre l’escalier pour voir; mais la porte est fermée. Pour l’ouvrir, il monte sur une chaise: tout s’écroule, il se fait très mal, il hurle; et par-dessus le marché, il est encore fouetté. Il est toujours fouetté!…

*

Il est à l’église avec grand-père. Il s’ennuie. Il n’est pas très à son aise. On lui défend de remuer, et les gens disent ensemble des mots qu’il ne comprend pas, et puis se taisent ensemble. Ils ont tous une figure solennelle et morose. Il les regarde, intimidé. La vieille Lina, la voisine, assise à côté de lui, a pris un air méchant; à des moments, il ne reconnaît même plus son grand-père. Il a un peu peur. Puis il s’habitue, et il cherche à se désennuyer par tous les moyens dont il dispose. Il se balance, il se tord le cou pour regarder au plafond, il fait des grimaces, il tire grand-père par son habit, il étudie les pailles de sa chaise, il tâche d’y faire un trou avec ses doigts, il écoute les cris d’oiseaux, il bâille à se décrocher la mâchoire.

Soudain, une cataracte de sons: l’orgue joue. Un frisson lui court le long de l’échine. Il se retourne, le menton appuyé sur le dossier de sa chaise, et il reste très sage. Il ne comprend rien à ce bruit, il ne sait pas ce que cela veut dire: cela brille, cela tourbillonne, on ne peut rien distinguer. Mais c’est bon. C’est comme si on n’était plus assis, depuis une heure, sur une chaise qui fait mal, dans une ennuyeuse vieille maison. On est suspendu dans l’air, comme un oiseau; et quand le fleuve de sons ruisselle d’un bout à l’autre de l’église, remplissant les voûtes, rejaillissant contre les murs, on est emporté avec lui, on vole à tire-d’aile, de-ci de-là, on n’a qu’à se laisser faire. On est libre, on est heureux, il fait soleil… Il s’assoupit.

Grand-père est mécontent de lui. Il se tient mal à la messe.

*

Il est à la maison, assis par terre, les pieds dans ses mains. Il vient de décider que le paillasson était un bateau, le carreau une rivière. Il croirait se noyer en sortant du tapis. Il est surpris et un peu contrarié que les autres n’y fassent pas attention, en passant dans la chambre. Il arrête sa mère par le pan de sa jupe: «Tu vois bien que c’est l’eau! Il faut passer par le pont.» – Le pont est une suite de rainures entre les losanges rouges. – Sa mère passe, sans même l’écouter. Il est vexé, à la façon d’un auteur dramatique qui voit le public causer pendant sa pièce.

L’instant d’après, il n’y songe plus. Le carreau n’est plus la mer. Il est couché dessus, étendu tout de son long, le menton sur la pierre, chantonnant des musiques de sa composition, et se suçant le pouce gravement, en bavant. Il est plongé dans la contemplation d’une fissure entre les dalles. Les lignes des losanges grimacent comme des visages. Le trou imperceptible grandit, il devient une vallée; il y a des montagnes autour. Un mille-pattes remue: il est gros comme un éléphant. Le tonnerre pourrait tomber, l’enfant ne l’entendrait pas.

Personne ne s’occupe de lui, il n’a besoin de personne. Il peut même se passer des bateaux-paillassons, et des cavernes du carreau, avec leur faune fantastique. Son corps lui suffit. Quelle source d’amusement! Il passe des heures à regarder ses ongles, en riant aux éclats. Ils ont tous des physionomies différentes, ils ressemblent à des gens qu’il connaît. Il les fait causer ensemble, et danser, ou se battre. – Et le reste du corps!… Il continue l’inspection de tout ce qui lui appartient. Que de choses étonnantes! Il y en a de bien étranges. Il s’absorbe curieusement dans leur vue.

Il fut rudement attrapé parfois, quand on le surprit ainsi.

*

Certains jours, il profite de ce que sa mère a le dos tourné, pour sortir de la maison. D’abord, on court après lui, on le rattrape. Puis, on s’habitue à le laisser aller seul, pourvu qu’il ne s’éloigne pas trop. La maison est au bout du pays; la campagne commence presque aussitôt. Tant qu’il est en vue des fenêtres, il marche sans s’arrêter, d’un petit pas posé, en sautillant sur un pied, de temps à autre. Mais dès qu’il a dépassé le coude du chemin et que les buissons le cachent aux regards, il change brusquement. Il commence par s’arrêter, le doigt dans la bouche, pour savoir quelle histoire il se racontera aujourd’hui; car il en est plein. Il est vrai qu’elles se ressemblent toutes, et que chacune pourrait tenir en trois ou quatre lignes. Il choisit. D’habitude, il reprend la même, tantôt au point où il l’a laissée la veille, tantôt depuis le commencement, avec des variantes; mais il suffit d’un rien, d’un mot entendu par hasard, pour que sa pensée coure sur une piste nouvelle.

Le hasard était fertile en ressources. On n’imagine pas le parti qu’on peut tirer d’un simple morceau de bois, d’une branche cassée, comme on en trouve le long des haies. (Quand on n’en trouve pas, on en casse.) C’était la baguette des fées. Longue et droite, elle devenait une lance, ou peut-être une épée; il suffisait de la brandir pour faire surgir des armées. Christophe en était le général, il marchait devant elles, il leur donnait l’exemple, il montait à l’assaut des talus. Quand la branche était flexible, elle se transformait en fouet. Christophe montait à cheval, sautait des précipices. Il arrivait que la monture glissât; et le cavalier se retrouvait au fond du fossé, regardant d’un air penaud ses mains salies et ses genoux écorchés. Si la baguette était petite, Christophe se faisait chef d’orchestre; il était le chef, et il était l’orchestre; il dirigeait, et il chantait; et ensuite, il saluait les buissons, dont le vent agitait les petites têtes vertes.