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Grand-père et le voiturier continuaient sans se lasser leurs interminables bavardages. Leur ton s’élevait souvent, surtout quand ils parlaient d’affaires locales et d’intérêts blessés. L’enfant cessait de rêver, et les regardait, inquiet. Il lui semblait qu’ils étaient fâchés l’un contre l’autre, et il craignait qu’ils n’en vinssent aux coups. C’était, bien au contraire, au moment où ils s’entendaient le mieux dans une commune haine. Même le plus souvent, ils n’avaient point de haine, ni la moindre passion: ils parlaient de choses indifférentes, en criant à plein gosier, pour le plaisir de crier, comme c’est la joie du peuple. Mais Christophe, qui ne comprenait pas leur conversation, entendait seulement leurs éclats de voix, il voyait leurs traits crispés, et il pensait avec angoisse: «Comme il a l’air méchant! Ils se haïssent, sûrement. Comme il roule les yeux! Comme il ouvre la bouche! Il m’a craché au nez, dans sa fureur. Mon Dieu! il va tuer grand-père…»

La voiture s’arrêtait. Le paysan disait: «Vous voilà arrivés.» Les deux ennemis mortels se serraient la main. Grand-père descendait d’abord. Le paysan lui tendait le petit garçon. Un coup de fouet au cheval. La voiture s’éloignait: et l’on se retrouvait à l’entrée du petit chemin creux près du Rhin. Le soleil s’enfonçait dans les champs. Le sentier serpentait presque au ras de l’eau. L’herbe abondante et molle pliait sous les pas, avec un grésillement. Des aulnes se penchaient sur le fleuve, baignés jusqu’à mi-corps. Une nuée de moucherons dansaient. Un canot passait sans bruit, entraîné par le courant paisible aux larges enjambées. Les flots suçaient les branches des saules avec un petit bruit de lèvres. La lumière était fine et brumeuse, l’air frais, le fleuve gris argent. On revenait au gîte, et les grillons chantaient. Et dès le seuil souriait le cher visage de maman…

Ô délicieux souvenirs, bienfaisantes images, qui bourdonneront, comme un vol harmonieux, pendant toute la vie!… Les voyages qu’on fait plus tard, les grandes villes, les mers mouvantes, les paysages de rêves, les figures aimées, ne se gravent pas dans l’âme avec la justesse infaillible de ces promenades d’enfance, ou du simple coin de jardin tous les jours entrevu par la fenêtre, à travers la buée de vapeur que fait sur la vitre la petite bouche collée de l’enfant désœuvré…

*

Maintenant, c’est le soir dans la maison close. La maison… le refuge contre tout ce qui est effrayant: l’ombre, la nuit, la peur, les choses inconnues. Rien d’ennemi ne saurait passer le seuil… Le feu flambe. Une oie dorée tourne mollement à la broche. Une délicieuse odeur de graisse et de chair croustillante embaume la chambre. Joie de manger, bonheur incomparable, enthousiasme religieux, trépignements de joie! Le corps s’engourdit de la douce chaleur, des fatigues du jour, du bruit des voix familières. La digestion le plonge en une extase, où les figures, les ombres, l’abat-jour de la lampe, les langues de flammes qui dansent avec une pluie d’étoiles dans la cheminée noire, tout prend une apparence réjouissante et magique. Christophe appuie sa joue sur son assiette pour mieux jouir de tout ce bonheur…

Il est dans son lit tiède. Comment y est-il venu? La bonne fatigue l’écrase. Le bourdonnement des voix dans la chambre et des images de la journée se mêle dans son cerveau. Le père prend son violon; les sons aigus et doux se plaignent dans la nuit. Mais le suprême bonheur est lorsque maman vient, qu’elle prend la main de Christophe assoupi, et que, penchée sur lui, à sa demande, elle chante à mi-voix une vieille chanson, dont les mots ne veulent rien dire. Le père trouve cette musique stupide; mais Christophe ne s’en lasse pas. Il retient son souffle; il a envie de rire et de pleurer; son cœur est ivre. Il ne sait pas où il est, il déborde de tendresse; il passe ses petits bras autour du cou de sa mère et l’embrasse de toutes ses forces. Elle lui dit en riant:

– Tu veux donc m’étrangler?

Il la serre plus fort. Comme il l’aime, comme il aime tout! Toutes les personnes, toutes les choses! Tout est bon, tout est beau… Il s’endort. Le grillon crie dans l’âtre. Les récits de grand-père, les figures héroïques flottent dans la nuit heureuse… Être un héros comme eux!… Oui, il le sera!… il l’est… Ah! que c’est bon de vivre!…

*

Quelle surabondance de force, de joie, d’orgueil, en ce petit être! Quel trop-plein d’énergie! Son corps et son esprit sont toujours en mouvement, emportés dans une ronde qui tourne à perdre haleine. Comme une petite salamandre, il danse jour et nuit dans la flamme. Un enthousiasme que rien ne lasse, et que tout alimente. Un rêve délirant, une source jaillissante, un trésor d’inépuisable espoir, un rire, un chant, une ivresse perpétuelle. La vie ne le tient pas encore; à tout instant, il s’en échappe: il nage dans l’infini. Qu’il est heureux! qu’il est fait pour être heureux! Rien en lui qui ne croie au bonheur, qui n’y tende de toutes ses petites forces passionnées!…

La vie se chargera vite de le mettre à la raison.

II.

L’alba vinceva l’ora mattutina

Che fuggia innanzi, si che di lontano

Conobbi il tremolar della marina…

PURG. I.

Les Krafft étaient originaires d’Anvers. Le vieux Jean-Michel avait quitté le pays, à la suite de frasques de jeunesse, d’une rixe violente, comme il en avait souvent, – car il était diablement batailleur, – et qui avait eu cette fois un fâcheux dénouement. Il était venu s’établir, presque un demi-siècle avant, dans la petite ville princière, dont les toits rouges aux faites pointus et les jardins ombreux, étagés sur la pente d’une molle colline, se mirent dans les yeux vert pâle du Vater Rhein. Excellent musicien, il s’était fait promptement apprécier dans un pays où tous sont musiciens. Il y avait pris racine en épousant, à quarante ans passés, Clara Sartorius, la fille du maître de chapelle du prince, qui lui transmit sa charge. Clara était une Allemande placide qui avait deux passions: la cuisine et la musique. Elle eut pour son mari un culte qu’égalait seul celui qu’elle avait pour son père. Jean-Michel n’admirait pas moins sa femme. Ils avaient vécu en parfait accord, pendant quinze ans; et ils avaient eu quatre enfants. Puis Clara était morte; et Jean-Michel, après l’avoir beaucoup pleurée, avait épousé cinq mois plus tard Ottilie Schutz, une fille de vingt ans, aux joues rouges, robuste et rieuse. Ottilie avait juste autant de qualités que Clara, et Jean-Michel l’avait aimée juste autant. Après huit ans de mariage, elle mourut à son tour, non sans avoir eu le temps de lui faire sept enfants. Au total, onze enfants, dont un seul avait survécu. Bien qu’il les aimât fort, tant de coups répétés n’avaient pas altéré sa solide bonne humeur. L’épreuve la plus rude avait été la mort d’Ottilie, il y avait trois ans maintenant, à un âge où il est malaisé de se rebâtir une vie et de fonder un nouveau foyer. Mais après un moment de désarroi, le vieux Jean-Michel avait repris son équilibre moral, qu’aucun malheur n’était capable de lui faire perdre.