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Il n’était pas un mauvais homme, mais un homme demi-bon, ce qui est peut-être pire, faible, sans aucun ressort, sans force morale, au reste se croyant bon père, bon fils, bon époux, bon homme, et peut-être l’étant, si pour l’être il suffit d’une bonté facile, qui s’attendrit aisément, et de cette affection animale, qui fait qu’on aime les siens, comme une partie de soi. On ne pouvait même pas dire qu’il fût très égoïste: il n’avait pas assez de personnalité pour l’être. Il n’était rien. Terrible chose dans la vie que ces gens qui ne sont rien! Comme un poids inerte qu’on abandonne en l’air, ils tendent à tomber, il faut absolument qu’ils tombent; et ils entraînent dans leur chute tout ce qui est avec eux.

*

Ce fut au moment où la situation de la famille devenait le plus difficile, que le petit Christophe commença à comprendre ce qui se passait autour de lui.

Il n’était plus seul enfant. Melchior faisait un enfant à sa femme chaque année, sans s’inquiéter de ce qui en arriverait plus tard. Deux étaient morts en bas âge. Deux autres avaient trois et quatre ans. Melchior ne s’en occupait jamais. Louisa, forcée de sortir, les confiait à Christophe, qui avait maintenant six ans.

Il en coûtait à Christophe: car il devait renoncer pour ce devoir à ses bonnes après-midi dans les champs. Mais il était fier qu’on le traitât en homme, et il s’acquittait de sa tâche gravement. Il amusait de son mieux les petits, en leur montrant ses jeux; et il s’appliquait à leur parler, comme il avait entendu sa mère causer avec le bébé. Ou bien il les portait dans ses bras, l’un après l’autre, comme il avait vu faire; il fléchissait sous le poids, serrant les dents, pressant de toute sa force le petit être contre sa poitrine, pour qu’il ne tombât pas. Les petits voulaient toujours être portés, ils n’en étaient jamais las; et quand Christophe ne pouvait plus, c’étaient des pleurs sans fin. Ils lui donnaient bien du mal, et il était souvent fort embarrassé d’eux. Ils étaient sales et demandaient des soins maternels. Christophe ne savait que faire. Ils abusaient de lui. Il avait envie parfois de les gifler; mais il pensait: «Ils sont petits, ils ne savent pas»; et il se laissait pincer, taper, tourmenter, avec magnanimité. Ernst hurlait pour rien; il trépignait, il se roulait de colère: c’était un enfant nerveux, et Louisa avait recommandé à Christophe de ne pas contrarier ses caprices. Quant à Rodolphe, il était d’une malice de singe; il profitait toujours de ce que Christophe avait Ernst sur les bras, pour faire derrière son dos toutes les sottises possibles; il cassait les jouets, renversait l’eau, salissait sa robe, et faisait tomber les plats, en fouillant dans le placard.

Si bien que lorsque Louisa rentrait, au lieu de complimenter Christophe, elle lui disait, sans le gronder, mais d’un air chagrin, en voyant les dégâts:

– Mon pauvre garçon, tu n’es pas bien habile.

Christophe était mortifié, et il avait le cœur gros.

*

Louisa, qui ne laissait échapper aucune occasion de gagner un peu d’argent, continuait à se placer comme cuisinière dans les circonstances exceptionnelles, les repas de noces ou de baptême. Melchior feignait de n’en rien savoir: cela froissait son amour-propre; mais il n’était pas fâché qu’elle le fît, sans qu’il le sût. Le petit Christophe n’avait encore aucune idée des difficultés de la vie; il ne connaissait d’autres limites à sa volonté que celle de ses parents, qui n’était pas bien gênante, puisqu’on le laissait pousser à peu près au hasard; il n’aspirait qu’à devenir grand, pour pouvoir faire tout ce qu’il voulait. Il n’imaginait pas les contraintes où l’on se heurte à chaque pas; et surtout il n’eût jamais pensé que ses parents ne fussent pas entièrement maîtres d’eux-mêmes. Le jour où il entrevit pour la première fois qu’il y avait parmi les hommes des gens qui commandent et des gens qui sont commandés, et que les siens et lui n’étaient pas des premiers, tout son être se cabra: ce fut la première crise de sa vie.

Ce jour-là, sa mère lui avait mis ses habits les plus propres, de vieux habits donnés, dont l’ingénieuse patience de Louisa avait su tirer parti. Il alla la rejoindre, comme elle le lui avait dit, dans la maison où elle travaillait. Il était intimidé, à l’idée d’entrer seul. Un valet flânait sous le porche; il arrêta l’enfant et lui demanda d’un ton protecteur ce qu’il venait faire. Christophe balbutia en rougissant qu’il venait voir «madame Krafft», – ainsi qu’on le lui avait recommandé de dire.

– Madame Krafft? Qu’est-ce que tu lui veux, à madame Krafft? – continua le domestique, en appuyant ironiquement sur le mot: madame. – C’est ta mère? Monte là. Tu trouveras Louisa à la cuisine, au fond du corridor.

Il alla, de plus en plus rouge; il avait honte d’entendre appeler sa mère familièrement: Louisa. Il était humilié; il eût voulu se sauver près de son cher fleuve, à l’abri des buissons, où il se contait des histoires.

Dans la cuisine, il tomba au milieu d’autres domestiques, qui l’accueillirent par des exclamations bruyantes. Au fond, près des fourneaux, sa mère lui souriait d’un air tendre et un peu gêné. Il courut à elle et se jeta dans ses jambes. Elle avait un tablier blanc et tenait une cuiller en bois. Elle commença par ajouter à son trouble, en voulant qu’il levât le menton, pour qu’on vît sa figure, et qu’il allât tendre la main à chacune des personnes qui étaient là, en leur disant bonjour. Il n’y consentit pas; il se tourna contre le mur et se cacha la tête dans son bras. Mais peu à peu il s’enhardit, et il risqua hors de sa cachette un petit œil brillant et rieur, qui disparaissait de nouveau, toutes les fois qu’on le regardait. Il observa les gens, à la dérobée. Sa mère avait un air affairé et important, qu’il ne lui connaissait pas; elle allait d’une casserole à l’autre, goûtant, donnant son avis, expliquant d’un ton sûr des recettes, que la cuisinière ordinaire écoutait avec respect. Le cœur de l’enfant se gonflait d’orgueil, en voyant combien on appréciait sa mère, et quel rôle elle jouait dans cette belle pièce, ornée d’objets magnifiques d’or et de cuivre qui brillaient.

Brusquement, les conversations s’arrêtèrent. La porte s’ouvrit. Une dame entra, avec un froissement d’étoffes raides. Elle jeta un regard soupçonneux autour d’elle. Elle n’était plus jeune; et pourtant elle portait une robe claire, avec des manches larges; elle tenait sa traîne à la main, pour ne rien frôler. Cela ne l’empêcha pas de venir près du fourneau, de regarder les plats, et même d’y goûter. Quand elle levait un peu la main, la manche retombait, et le bras était nu jusqu’au-dessus du coude: ce que Christophe trouva laid et malhonnête. De quel ton sec et cassant elle parlait à Louisa! Et comme Louisa lui répondait humblement! Christophe en fut saisi. Il se dissimula dans son coin, pour ne pas être aperçu; mais cela ne servit à rien. La dame demanda qui était ce petit garçon; Louisa vint le prendre et le présenter; elle lui tenait les mains pour l’empêcher de se cacher la figure; et, bien qu’il eût envie de se débattre et de fuir, Christophe sentit d’instinct qu’il fallait cette fois ne faire aucune résistance. La dame regarda la mine effarée de l’enfant; et son premier mouvement, maternel, fut de lui sourire gentiment. Mais elle reprit aussitôt son air protecteur, et lui posa sur sa conduite, sur sa piété, des questions auxquelles il ne répondit rien. Elle regarda aussi comment les vêtements allaient; et Louisa s’empressa de montrer qu’ils étaient superbes. Elle tirait le veston, pour effacer les plis; Christophe avait envie de crier, tant il était serré. Il ne comprenait pas pourquoi sa mère remerciait.