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Christophe épouvanté ne pouvait comprendre pourquoi, comment cela s’était produit. C’était, comme au printemps, la débâcle d’un fleuve…

La voix de Leonhard continuait de résonner, plus monotone que la voix d’un grillon. Christophe ne l’entendait plus. La nuit était tout à fait venue. Leonhard s’arrêta. Surpris de l’immobilité de Christophe, inquiet de l’heure avancée, il proposa de rentrer. Christophe ne répondait pas. Leonhard lui prit le bras. Christophe tressaillit, et regarda Leonhard avec des yeux égarés.

– Christophe, il faut revenir, dit Leonhard.

– Va au diable! cria Christophe avec fureur.

– Mon Dieu! Christophe, qu’est-ce que je vous ai fait? demanda peureusement Leonhard ahuri.

Christophe se ressaisit.

– Oui, tu as raison, mon bon, fit-il d’un ton plus doux. Je ne sais ce que je dis. Va à Dieu! Va à Dieu!

Il resta seul. Il avait le cœur plein de détresse.

– Ah! mon Dieu! mon Dieu! s’écria-t-il, crispant les mains, levant la tête passionnément vers le ciel noir. Pourquoi est-ce que je ne crois plus? Pourquoi est-ce que je ne puis plus croire? que s’est-il passé en moi?…

Il y avait une disproportion trop grande entre la ruine de sa foi et la conversation qu’il venait d’avoir avec Leonhard: il était évident que cette conversation n’en était pas plus la cause que les criailleries d’Amalia et les ridicules de ses hôtes n’étaient cause de l’ébranlement qui se produisait depuis peu dans ses résolutions morales. Ce n’étaient là que des prétextes. Le trouble ne venait pas du dehors. Le trouble était en lui. Il sentait s’agiter dans son cœur des monstres inconnus, et il n’osait pas se pencher sur sa pensée, pour voir son mal en face… Son mal? Était-ce un mal? Une langueur, une ivresse, une angoisse voluptueuse le pénétraient. Il ne s’appartenait plus. En vain il tâchait de se raidir dans son stoïcisme d’hier. Tout craquait d’un coup. Il avait la sensation soudaine du vaste monde, brûlant, sauvage, incommensurable… le monde qui déborde Dieu!…

Ce ne fut qu’un instant. Mais tout l’équilibre de sa vie ancienne en fut désormais rompu.

*

De toute la famille, il n’y avait qu’une personne, à laquelle Christophe ne prêtait aucune attention: c’était la petite Rosa. Elle n’était point belle; et Christophe qui, lui-même, était loin d’être beau, se montrait fort exigeant pour la beauté des autres. Il avait la cruauté tranquille de la jeunesse, pour qui une femme n’existe pas, quand elle est laide, – à moins qu’elle n’ait passé l’âge où l’on inspire la tendresse, et qu’elle n’ait plus le droit qu’à des sentiments graves, paisibles, quasi religieux. Rosa ne se distinguait d’ailleurs par aucun don spécial, quoiqu’elle ne fût pas sans intelligence; et elle était affligée d’un bavardage qui faisait fuir Christophe. Aussi ne s’était-il pas donné la peine de la connaître, jugeant qu’il n’y avait rien à connaître en elle; c’était tout au plus s’il l’avait regardée.

Elle valait mieux pourtant que beaucoup de jeunes filles; elle valait mieux, en tout cas, que Minna, tant aimée. C’était une bonne petite, sans coquetterie, sans vanité, qui, jusqu’à l’arrivée de Christophe, ne s’était pas aperçue qu’elle était laide, ou ne s’en inquiétait pas; car on ne s’en inquiétait pas autour d’elle. S’il arrivait que le grand-père, ou la mère, le lui dît, par gronderie, elle ne faisait qu’en rire: elle ne le croyait pas, ou n’y attachait aucune importance; et eux, pas davantage. Tant d’autres, aussi laides et plus, avaient trouvé qui les aimât! Les Allemands ont d’heureuses indulgences pour les imperfections physiques: ils peuvent ne pas les voir; ils peuvent même arriver à les embellir, par la vertu d’une imagination complaisante qui trouve des rapports inattendus entre toute figure et les plus illustres exemplaires de la beauté humaine. Il n’eût pas fallu beaucoup presser le vieux Euler, pour lui faire déclarer que sa petite-fille avait le nez de la Junon Ludovisi. Heureusement, il était trop grognon pour faire des compliments; et Rosa, indifférente à la forme de son nez, ne mettait d’amour-propre qu’à l’accomplissement, suivant les rites, des fameux devoirs du ménage. Elle avait accepté comme parole d’Évangile tout ce qu’on lui avait enseigné. Ne sortant guère de chez elle, elle avait peu de termes de comparaison, admirait naïvement les siens, et croyait ce qu’ils disaient. De nature expansive, confiante, facilement satisfaite, elle tâchait de se mettre au ton chagrin de la maison, et répétait docilement les réflexions pessimistes qu’elle entendait. Elle avait le cœur le plus dévoué, pensait toujours aux autres, cherchant à faire plaisir, partageant les soucis, devinant les désirs, ayant besoin d’aimer, sans idée de retour. Naturellement, les siens en abusaient, bien qu’ils fussent bons et qu’ils l’aimassent: on est toujours tenté d’abuser de l’amour de ceux qui vous sont tout livrés. On était si sûr de ses attentions qu’on ne lui en savait aucun gré: quoi qu’elle fît, on attendait davantage. Puis, elle était maladroite; elle avait de la gaucherie, de la précipitation, des mouvements brusques et garçonniers, des expansions de tendresse qui amenaient des désastres. C’était un verre brisé, une carafe renversée, une porte brutalement fermée: toutes choses qui déchaînaient contre elle l’indignation de la maison. Constamment rabrouée, la petite s’en allait pleurer dans un coin. Ses larmes ne duraient guère. Elle reprenait son air riant et son caquet, sans ombre de rancune contre qui que ce fût.

L’arrivée de Christophe fut un événement considérable dans sa vie. Elle avait souvent entendu parler de lui. Christophe tenait une place dans les potins de la ville: c’était une manière de petite célébrité locale; son nom revenait souvent dans les entretiens de la famille Euler, surtout au temps où vivait encore le vieux Jean-Michel, qui, fier de son petit-fils, en allait chanter les louanges chez toutes ses connaissances. Rosa avait aperçu une ou deux fois au concert le jeune musicien. Quand elle apprit qu’il viendrait loger chez eux, elle battit des mains. Sévèrement semoncée de ce manque de tenue, elle devint confuse. Elle n’y voyait pas malice. Dans une vie aussi uniforme que la sienne, un hôte nouveau était une distraction inespérée. Elle passa les derniers jours avant son arrivée, dans une fièvre d’attente. Elle était dans les transes que la maison ne lui plût pas, et elle s’appliqua à rendre l’appartement avenant, autant qu’il était possible. Elle porta même, le matin de l’aménagement, un petit bouquet de fleurs sur la cheminée, comme souhait de bienvenu. Quant à elle, elle n’avait pris aucun soin pour paraître à son avantage; et le premier regard que lui jeta Christophe suffît à la lui faire juger laide et mal fagotée. Elle ne le jugea point de même, encore qu’elle aurait eu de bonnes raisons pour cela. Christophe, exténué, affairé, mal soigné, était encore plus laid qu’à l’ordinaire. Mais Rosa, qui était incapable de penser le moindre mal de quiconque, Rosa, qui regardait son grand-père, son père et sa mère, comme parfaitement beaux, ne manqua pas de voir Christophe comme elle s’attendait à le voir, et l’admira de tout son cœur. Elle fut fort intimidée de l’avoir pour voisin de table; et malheureusement, sa timidité se traduisit par ce flot de paroles, qui lui aliéna du premier coup les sympathies de Christophe. Elle ne s’en aperçut pas, et cette première soirée resta dans son esprit un souvenir lumineux. Seule dans sa chambre après qu’ils furent remontés chez eux, elle entendait les pas des nouveaux hôtes marcher au-dessus de sa tête; et ce bruit résonnait joyeusement en elle: la maison lui semblait revivre.