Le meilleur moment était à l’heure du déjeuner. Loin du flot des ouvriers qui envahissait les petites tables sur le trottoir et les débits de vins du quartier, il s’échappait en clopinant vers le square voisin; et là, à cheval sur un banc, sous le dais d’un marronnier, près d’un faune [2] de bronze qui dansait, une grappe à la main, il déballait son pain et le morceau de charcuterie enveloppé dans un papier gras; et il le savourait lentement, au milieu d’un cercle de moineaux. Sur la pelouse verte, de petits jets d’eau faisaient tomber leur fine pluie en réseau grésillant. Dans un arbre ensoleillé, des pigeons bleus d’ardoise, à l’œil rond, roucoulaient. Et tout autour c’était le ronflement perpétuel de Paris, le grondement des voitures, la mer bruissante des pas, les cris familiers de la rue, le lointain flûteau rieur d’un raccommodeur de faïence, un marteau de terrassier tintant sur les pavés, la noble musique d’une fontaine, – enveloppe fiévreuse et dorée du rêve parisien… – Et le petit bossu, à cheval sur son banc, la bouche pleine, ne se pressant pas d’avaler, s’alanguissait dans une torpeur, où il ne sentait plus son échine douloureuse, et son âme chétive; il était baigné d’un bonheur imprécis et grisant…
– «… Tiède lumière, soleil de la justice, qui luira demain pour nous, déjà ne luis-tu pas? Tout est si bon, si beau! On est riche, on est fort, on se porte bien, on aime… J’aime, j’aime tous et tous m’aiment… Ah! qu’on est bien! Qu’on sera bien, demain!…»
Les sirènes d’usines sifflaient; l’enfant s’éveillait, avalait sa bouchée, buvait une longue gorgée à la Wallace voisine, et, rentré dans sa carapace bossue, il allait, de sa démarche sautillante et boiteuse, reprendre sa place à l’imprimerie, devant les casiers aux lettres magiques, qui écriraient un jour le Mane Thecel Pharès [3] de la Révolution.
Le père Feuillet avait un vieil ami, Trouillot, le papetier, de l’autre côté de la rue. Une papeterie-mercerie où l’on voyait, à la devanture, des bonbons roses et verts dans des bocaux, et des poupées en carton sans bras, ni jambes. D’un trottoir, à l’autre, l’un sur le pas de sa porte, l’autre dans son échoppe, ils échangeaient clignements d’yeux, hochements de tête, et pantomimes variées. À certaines heures, quand le savetier était las de taper et qu’il avait, disait-il, la crampe dans les fesses, ils se hélaient, La Feuillette de son gueuloir glapissant, Trouillot d’un mugissement de veau enroué; et ils allaient siroter un verre au comptoir voisin. Ils ne se pressaient pas de revenir. C’étaient de sacrés bavards. Ils se connaissaient depuis près d’un demi-siècle. Le papetier avait joué lui aussi, son bout de rôle dans le grand mélodrame de 1871. On ne s’en serait pas douté, à voir ce gros homme placide, une toque noire sur la tête, vêtu d’une blouse blanche, avec sa moustache grise de vieux troupier, ses yeux vagues d’un bleu pâle striés de rouge, sous lesquels les paupières faisaient des poches, ses joues flasques et luisantes, toujours en transpiration, traînant la jambe, goutteux, le souffle court, la langue lourde. Mais il n’avait rien perdu de ses illusions d’antan. Réfugié en Suisse pendant quelques années, il y avait rencontré des compagnons de diverses nations, et notamment des Russes, qui l’avaient initié aux beautés de l’anarchie fraternelle. Là-dessus, il n’était pas d’accord avec La Feuillette, qui était un vieux Français, partisan de la manière forte et de l’absolutisme dans la liberté. Pour le reste, fermes croyants l’un et l’autre dans la révolution sociale et la Salente [4] ouvrière de l’avenir. Chacun était épris d’un chef en qui il incarnait l’idéal de ce qu’il aurait voulu être. Trouillot était pour Joussier, et La Feuillette pour Coquard. Ils discutaient interminablement sur ce qui les divisait, estimant que leurs pensées communes étaient démontrées; – (peu s’en fallait qu’entre deux rasades ils ne les crussent réalisées). – Des deux, le plus raisonneur était le savetier. Il croyait par raison; du moins, il s’en flattait: car Dieu sait que sa raison était d’une espèce singulière! Elle n’eût pu chausser d’autre pied que le sien. Cependant, moins expert en raison qu’en chaussures, il prétendait que les autres esprits se chaussassent à son pied. Le papetier, plus paresseux, ne se donnait pas la peine de démontrer sa foi. On ne démontre que ce dont on doute. Il ne doutait point. Son optimisme perpétuel voyait les choses comme il les désirait, et il ne les voyait pas quand elles étaient autrement, ou il les oubliait. Les expériences fâcheuses glissaient sur son cuir, sans y laisser de traces. – Tous deux étaient de vieux enfants romanesques qui n’avaient pas le sens de la réalité; la révolution, dont le nom seul les grisait, était pour eux une belle histoire qu’on se raconte et dont on ne sait plus très bien si elle arrivera jamais, ou si elle est arrivée. Et tous deux avaient foi dans l’Humanité-Dieu, par transposition de leurs habitudes héréditaires, pliées durant des siècles devant le Fils de l’Homme. – Inutile d’ajouter que tous deux était anticléricaux.
Le plaisant était que le bon papetier habitait avec une nièce fort dévote, qui faisait de lui ce qu’elle voulait. Cette petite femme très brune, grassouillette, aux yeux vifs, douée d’une volubilité de parole qui relevait encore un fort accent de Marseille, était veuve d’un rédacteur au ministère du commerce. Restée seule sans fortune, avec une fillette, et recueillie par l’oncle, cette bourgeoise, qui avait des prétentions, n’était pas loin de croire qu’elle faisait une grâce à son parent le boutiquier, en vendant à son magasin; elle trônait avec des airs de reine déchue, que, fort heureusement pour les affaires de l’oncle et pour la clientèle, tempérait son exubérance naturelle. Royaliste et cléricale, comme il convenait à une personne de sa distinction, Mme Alexandrine étalait ses sentiments avec un zèle indiscret, stimulé par le malin plaisir de taquiner le vieux mécréant chez qui elle s’était installée. Elle s’était constituée la maîtresse du logis, responsable de la conscience de toute la maisonnée; si elle ne pouvait convertir l’oncle – (et elle se jurait bien de l’attraper in extremis), – elle s’en donnait à cœur joie de tremper le diable dans l’eau bénite. Elle épinglait au mur des images de Notre-Dame de Lourdes et de Saint-Antoine de Padoue; elle ornait la cheminée de fétiches peinturlurés sous des globes de verre; et, la saison venue, elle installait dans l’alcôve de sa fille une chapelle du mois de Marie, avec de petites bougies bleues. On ne savait ce qui l’emportait, dans sa dévotion agressive, d’une affection réelle pour l’oncle qu’elle souhaitait de convertir, ou de la joie qu’elle avait à l’embêter.
Le brave homme, apathique et un peu endormi, laissait faire; il ne se risquait pas à relever les provocations batailleuses de sa terrible nièce: avec une langue si bien pendue, impossible à lutter; avant tout, il voulait la paix. Une seule fois, il se fâcha, lorsqu’un petit saint Joseph tenta subrepticement de se glisser dans sa chambre, au-dessus de son lit; sur ce point, il eut gain de cause, car il faillit en avoir une attaque, et la nièce prit peur; l’expérience ne fut pas renouvelée. Pour tout le reste, il céda, affectant de ne pas voir; cette odeur de bon Dieu lui causait bien quelque malaise; mais il ne voulait pas y penser. Au fond, il admirait sa nièce, et il éprouvait un certain plaisir à être malmené par elle. Et puis, ils s’accordaient pour choyer la fillette, la petite Reine, ou Rainette.