Il lui tendit la main. Elle la prit, sans un mot. Ils revinrent au village, dont on voyait là-bas, dans le creux du vallon les tours coiffées en as de pique; l’une d’elle portait sur le faîte de son toit de tuile moussue, comme une toque sur le front, un nid vide de cigogne. Au carrefour de deux chemins, près de l’entrée du village, ils passèrent devant une fontaine sur laquelle une petite sainte catholique, une Madeleine en bois, gracieuse, un peu mignarde, se tenait debout, tendant les bras. Répondant à son geste, Anna, d’un mouvement instinctif, lui tendit ses bras aussi, et, montant sur la margelle, elle remplit les mains de la jolie déesse avec des branches de houx et des grappes de sorbiers aux baies rouges, que le bec des oiseaux et le gel avaient épargnées.
Ils croisaient sur la route des groupes de paysans et de paysannes endimanchés. Des femmes à la peau très brune, aux joues très colorées, avec d’épais chignons, enroulés en coquilles, robes claires, chapeaux fleuris. Elles avaient des gants blancs et des poignets rouges Elles chantaient des chants honnêtes, avec des voix aiguës, placides et pas très justes. À l’intérieur d’une étable, une vache meuglait. Un enfant qui avait la coqueluche toussait dans une maison. D’un peu plus loin venaient des sons de clarinette nasillarde et de cornet à piston. On dansait sur la place du village, entre le cabaret et le cimetière. Juchés sur une table, quatre musiciens jouaient. Anna et Christophe s’assirent devant l’auberge et regardèrent les danseurs. Les couples se heurtaient et s’apostrophaient à grand bruit. Les filles poussaient des cris, pour le plaisir de crier. Les buveurs marquaient la mesure sur les tables, avec leurs poings. En autre temps, cette joie lourde eût dégoûté Anna; ce soir, elle en jouissait; elle avait ôté son chapeau et regardait, la figure animée. Christophe pouffait de la gravité burlesque de la musique et des musiciens. Il chercha dans ses poches, prit un crayon et, sur l’envers d’une note d’auberge, il se mit à tracer des barres et des points: il écrivait des danses. La feuille fut bientôt remplie; il en demanda d’autres, qu’il couvrit, comme la première, de sa grosse écriture impatiente et maladroite, Anna, la joue près de la sienne, lisait par-dessus son épaule, chantonnant à mi-voix; elle tâchait de deviner la fin des phrases, et elle battait des mains, quand elle avait deviné, ou quand ses prévisions étaient déroutées par une saillie inattendue. Après avoir fini, Christophe porta aux musiciens ce qu’il venait d’écrire. C’étaient de braves Souabes, qui savaient leur métier; Ils déchiffrèrent sans broncher. Les airs avaient une humour sentimentale [6] et burlesque, avec des rythmes heurtés, comme ponctués d’éclats de rire. Impossible de résister à leur impétueuse bouffonnerie: les jambes dansaient malgré soi. Anna se jeta dans la ronde, elle saisit au hasard deux mains, elle tourna comme une folle; une épingle d’écaille sauta de ses cheveux; des boucles se défirent et tombèrent sur ses joues. Christophe ne la quittait pas des yeux; il admirait ce bel animal robuste, qu’une discipline impitoyable avait condamné jusque-là au silence et à l’immobilité; elle lui apparaissait comme nul ne l’avait vue, comme elle était réellement sous le masque emprunté: une Bacchante ivre de force. Elle l’appela. Il courut à elle et l’empoigna. Ils dansèrent jusqu’à ce qu’ils allassent se jeter, en tournant, contre le mur. Ils s’arrêtèrent, étourdis. La nuit était complète. Ils se reposèrent un moment, puis prirent congé de la compagnie. Anna, d’ordinaire si roide avec les gens du peuple, par gêne ou par mépris, tendit la main gentiment aux musiciens, à l’hôte, aux garçons du village, à côté de qui elle était dans la ronde.
Ils se retrouvèrent, seuls, sous le ciel brillant et glacé, refaisant à travers champs le chemin qu’ils avaient suivi le matin. Anna était encore tout animée. Peu à peu, elle parla moins, puis elle cessa de parler, prise par la fatigue ou par l’émotion mystérieuse de la nuit. Elle s’appuyait affectueusement sur Christophe. En redescendant la pente qu’elle avait grimpée, quelques heures avant, elle soupira. Ils arrivaient à la station. Près de la première maison, il s’arrêta pour la regarder. Elle le regarda aussi, et lui sourit avec mélancolie.
Dans le train, même foule qu’en venant. Ils ne purent causer. Assis en face d’elle, il la couvait des yeux. Elle avait les yeux baissés; elle les leva vers lui puis elle les détourna, et il ne parvint plus à les attirer de son côté. Elle regardait dehors, dans la nuit. Un vague sourire flottait sur ses lèvres, avec un peu de fatigue aux coins. Puis, le sourire disparut. L’expression devint morne. Il crut qu’elle s’endormait dans le rythme du train, et il essaya de lui parler. Elle répondit froidement, d’un mot, sans tourner la tête. Il tâcha de se persuader que la fatigue était cause de ce changement; mais il savait bien que la raison était autre. À mesure qu’on se rapprochait de la ville, il voyait le visage d’Anna se figer, la vie s’éteindre, ce beau corps à la grâce sauvage rentrer dans sa gaine de pierre. En descendant du wagon, elle ne s’appuya pas sur la main qu’il lui tendait. Ils revinrent en silence.
Quelques jours après, vers quatre heures du soir, ils étaient seuls ensemble. Braun était sorti. Depuis la veille, la ville était enveloppée dans un brouillard vert pâle. Le grondement du fleuve invisible montait. Les éclairs des trams électriques éclataient dans la brume. La lumière du jour s’éteignait, étouffée; elle ne semblait plus d’aucun temps: c’était une de ces heures où se perd toute conscience du réel, une heure qui est hors des siècles. Après la brise mordante des jours précédents, l’air humide, subitement adouci, était devenu tiède et mou. La neige gonflait le ciel, qui ployait sous le poids.
Ils étaient seuls ensemble, dans le salon dont le goût froid et étriqué reflétait celui de la maîtresse. Ils ne disaient rien. Il lisait. Elle cousait. Il se leva et alla à la fenêtre; il appuya sa grosse figure contre les carreaux, et resta à rêver; cette lumière blafarde qui se répercutait du ciel sombre à la terre livide lui causait un étourdissement; sa pensée était inquiète; il essayait de la fixer: elle lui échappait. Une angoisse l’envahit: il se sentait engloutir; et dans le vide de son être, du fond des ruines amoncelées, un vent brûlant se levait en lents tourbillons. Il tournait le dos à Anna. Elle ne le voyait pas, elle s’absorbait dans sa tâche; mais un frisson lui passait par le corps; elle se piqua plusieurs fois avec son aiguille, elle ne le sentit point. Ils étaient tous les deux fascinés par l’approche du danger.
Il s’arracha de son engourdissement et fit quelques pas à travers la chambre. Le piano l’attirait et lui faisait peur. Il évitait de le regarder. En passant à côté, sa main ne pût résister; elle toucha une note. Le son vibra comme une voix. Anna tressaillit et laissa tomber son ouvrage. Déjà Christophe s’était assis et jouait. Il perçut, sans la voir, qu’Anna s’était levée, qu’elle venait, qu’elle était là. Avant de se rendre compte de ce qu’il faisait, il reprit l’air religieux et passionné qu’elle avait chanté, la première fois qu’elle s’était révélée à lui; il improvisa sur le thème de fougueuses variations. Sans qu’il eût dit un mot, elle commença à chanter. Ils perdirent le sentiment de ce qui les entourait. La frénésie sacrée de la musique les emporta dans ses serres…
Ô musique, qui ouvres les abîmes de l’âme! Tu ruines l’équilibre habituel de l’esprit. Dans la vie ordinaire, les âmes ordinaires sont des chambres fermées. Se fanent, au dedans les forces sans emploi, les vertus et les vices dont l’usage nous gêne; la sage raison pratique, le lâche sens commun, tiennent les clefs de la chambre. Ils n’en montrent que quelques placards, bourgeoisement rangés. Mais la musique tient le magique rameau qui fait tomber les serrures. Les portes s’ouvrent. Les démons du cœur paraissent. Et l’âme se voit nue… – Tant que chante la sirène, le dompteur tient sous son regard les fauves. La puissante raison d’un grand musicien fascine les passions qu’il déchaîne. Mais quand la musique s’est tue, quand le dompteur n’est plus là, les passions qu’il a réveillées rugissent dans la cage ébranlée, et elles cherchent leur proie…