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Tous avaient le culte du moi: le seul culte qu’ils eussent. Ils cherchaient ? le faire partager aux autres. Le malheur ?tait que les autres ?taient d?j? pourvus. Ils avaient la pr?occupation constante d’un public dans leur fa?on de parler, marcher, fumer, lire un journal, porter la t?te et les yeux, se saluer entre eux. Le cabotinage est naturel aux jeunes gens, et d’autant plus qu’ils sont plus insignifiants, c’est-?-dire moins occup?s. C’est surtout pour la femme qu’ils se mettent en frais: car ils la convoitent, et d?sirent – encore plus – ?tre convoit?s par elle. Mais m?me pour le premier venu, ils font la roue: pour un passant qu’ils croisent, et dont ils ne peuvent attendre qu’un regard ?bahi. Christophe rencontrait souvent de ces petits paonneaux: rapins, virtuoses, jeunes cabots, qui se font la t?te d’un portrait connu: Van Dyck, Rembrandt, V?lasquez, Beethoven, ou d’un r?le ? jouer: le bon peintre, le bon musicien, le bon ouvrier, le profond penseur, le joyeux drille, le paysan du Danube, l’homme de la nature… Ils jetaient un regard de c?t?, en passant, pour voir si on les remarquait. Christophe les voyait venir, et, quand ils ?taient pr?s de lui, malicieusement, il tournait, avec indiff?rence, les yeux d’un autre c?t?. Mais leur d?convenue ne durait gu?re: deux pas plus loin, ils piaffaient pour le prochain passant. – Ceux du salon de Colette ?taient plus raffin?s: c’?tait surtout leur esprit qu’ils grimaient: ils copiaient deux ou trois mod?les, qui eux-m?mes n’?taient pas des originaux. Ou bien, ils mimaient une id?e: la Force, la Joie, la Piti?, la Solidarit?, le Socialisme, l’Anarchisme, la Foi, la Libert?; c’?taient des r?les pour eux. Ils avaient le talent de faire des plus ch?res pens?es une affaire de litt?rature, et de ramener les plus h?ro?ques ?lans de l’?me humaine au r?le de cravates ? la mode.

O? ils ?taient tout ? fait dans leur ?l?ment, c’?tait dans l’amour: il leur appartenait. La casuistique du plaisir n’avait point de secrets pour eux; dans leur virtuosit?, ils inventaient des cas nouveaux, afin d’avoir l’honneur de les r?soudre. ?’a toujours ?t? l’occupation de ceux qui n’en ont point d’autre: faute d’aimer, ils «font l’amour»; et surtout, ils l’expliquent. Les commentaires ?taient plus abondants que le texte, qui, chez eux, ?tait fort mince. La sociologie donnait du rago?t aux pens?es les plus scabreuses: tout se couvrait alors du pavillon de la sociologie; quelque plaisir qu’on e?t ? satisfaire ses vices, il e?t manqu? quelque chose, si l’on ne s’?tait persuad? qu’en les satisfaisant, on travaillait pour les temps nouveaux. Un genre de socialisme ?minemment parisien: le socialisme ?rotique.

Parmi les probl?mes qui passionnaient alors cette petite cour d’amour, ?tait l’?galit? des femmes et des hommes dans le mariage et de leurs droits ? l’amour. Il y avait eu de braves jeunes gens, honn?tes, protestants, un peu ridicules – Scandinaves ou Suisses, – qui avaient r?clam? l’?galit? dans la vertu: les hommes arrivant au mariage, vierges comme les femmes. Les casuistes parisiens demandaient une ?galit? d’une autre sorte, l’?galit? dans la malpropret?: les femmes arrivant au mariage, souill?es comme les hommes, – le droit aux amants. Paris avait fait une telle consommation de l’adult?re, en imagination et en pratique, qu’il commen?ait ? sembler insipide: on cherchait ? lui substituer, dans le monde des lettres, une invention plus originale: la prostitution des jeunes filles, – j’entends la prostitution r?guli?re, universelle, vertueuse, d?cente, familiale, et par-dessus le march? sociale. – Un livre, plein de talent, qui venait de para?tre, faisait foi sur la question: il ?tudiait en quatre cents pages d’un p?dantisme badin, «selon toutes les r?gles de la m?thode Baconienne», le «meilleur am?nagement du plaisir». Cours complet d’amour libre, o? l’on parlait sans cesse d’?l?gance, de biens?ance, de bon go?t de noblesse, de beaut?, de v?rit?, de pudeur, de morale, – un Berquin pour les jeunes filles du monde qui voulaient mal tourner. – C’?tait, pour le moment, l’?vangile, dont la petite cour de Colette, faisait ses d?lices, et qu’elle paraphrasait. Il va de soi qu’? la fa?on des disciples, ils laissaient de c?t? ce qu’il pouvait y avoir, sous ces paradoxes, de juste, de bien observ? et m?me d’assez humain, pour n’en retenir que le pire. Dans ce parterre de petites fleurs sucr?es, ils ne manquaient jamais de cueillir les plus v?n?neuses, – des aphorismes de ce genre: «que le go?t de la volupt? ne peut qu’aiguiser le go?t du travail»; – «qu’il est monstrueux qu’une vierge devienne m?re, avant d’avoir joui»; – «que la possession d’un homme vierge ?tait pour une femme la pr?paration naturelle ? la maternit? r?fl?chie»; – que c’?tait le r?le des m?res «d’organiser la libert? des filles avec cet esprit de d?licatesse et de d?cence qu’elles appliquent ? prot?ger la libert? de leurs fils»; – et que le temps viendrait «o? les jeunes filles rentreraient de chez leur amant avec autant de naturel qu’elles reviennent ? pr?sent du cours ou de prendre le th? chez une amie».

Colette d?clarait, en riant, que de tels pr?ceptes ?taient fort raisonnables.

Christophe avait l’horreur de ces propos. Il s’exag?rait leur importance et le mal qu’ils pouvaient faire. Les Fran?ais ont trop d’esprit pour appliquer leur litt?rature. Ces Diderots, au petit pied, cette menue monnaie du grand Denis, sont dans la vie ordinaire, comme le g?nial Panurge de l’Encyclop?die, des bourgeois aussi honn?tes, voire aussi timor?s que les autres. C’est justement parce qu’ils sont si timides dans l’action qu’ils s’amusent ? pousser l’action (en pens?e), jusqu’aux limites du possible. C’est un jeu o? l’on ne risque rien.

Mais Christophe n’?tait pas un dilettante fran?ais.

*

Entre tous les jeunes gens qui entouraient Colette, il y en avait un qu’elle semblait pr?f?rer. Naturellement, de tous il ?tait celui qui ?tait le plus insupportable ? Christophe.

Un de ces fils de bourgeois enrichis, qui font de la litt?rature aristocratique, et jouent les patriciens de la Troisi?me R?publique. Il se nommait Lucien L?vy-C?ur. Il avait les yeux ?cart?s, au regard vif, le nez busqu?, les l?vres fortes, la barbe blonde taill?e en pointe, ? la Van Dyck, un commencement de calvitie pr?coce, qui ne lui allait point mal, la parole c?line, les mani?res ?l?gantes, des mains fines et molles, qui fondaient dans la main. Il affectait toujours une tr?s grande politesse, une courtoisie raffin?e, m?me avec ceux qu’il n’aimait point, et qu’il cherchait ? jeter par-dessus bord.

Christophe l’avait rencontr? d?j?, au premier d?ner d’hommes de lettres, o? Sylvain Kohn l’avait introduit; et bien qu’ils ne se fussent point parl?, il lui avait suffi d’entendre le son de sa voix pour ?prouver ? son ?gard une aversion, qu’il ne s’expliquait pas, et dont il ne devait comprendre que plus tard les profondes raisons. Il y a des coups de foudre de l’amour. Il y en a aussi de la haine, – o?, – (pour ne point choquer les ?mes douces, qui ont peur de ce mot, comme de toutes les passions), – c’est l’instinct de l’?tre sain, qui sent l’ennemi et se d?fend.

En face de Christophe, il repr?sentait l’esprit d’ironie et de d?composition, qui s’attaquait, doucement, poliment, sourdement, ? tout ce qu’il y avait de grand dans l’ancienne soci?t? qui mourait: ? la famille, au mariage, ? la religion, ? la patrie; en art, ? tout ce qu’il y avait de viril, de pur, de sain, de populaire; ? toute foi dans les id?es, dans les sentiments, dans les grands hommes, dans l’homme. Au fond de toute cette pens?e, il n’y avait qu’un plaisir m?canique d’analyse, d’analyse ? outrance, un besoin animal de ronger la pens?e, un instinct de ver. Et ? c?t? de cet id?al de rongeur intellectuel, une sensualit? de fille, mais de fille bas-bleu: car chez lui, tout ?tait ou devenait litt?raire. Tout lui ?tait mati?re ? litt?rature: ses bonnes fortunes, ses vices et ceux de ses amis. Il avait ?crit des romans et des pi?ces o? il narrait avec beaucoup de talent la vie priv?e de ses parents, leurs aventures intimes, celles de ses amis, les siennes, ses liaisons entre autres qu’il avait eue avec la femme de son meilleur ami: les portraits ?taient faits avec un grand art; chacun en louait l’exactitude: le public, la femme, et l’ami. Il ne pouvait obtenir les confidences ou les faveurs d’une femme, sans le dire dans un livre. – Il e?t sembl? naturel que ses indiscr?tions le missent en froid avec ses «associ?es». Mais il n’en ?tait rien: elles en ?taient ? peine un peu g?n?es; elles protestaient pour la forme: au fond elles ?taient ravies qu’on les montr?t aux passants, toutes nues; pourvu qu’on leur laiss?t un masque sur la figure, leur pudeur ?tait en repos. De son c?t? il n’apportait ? ces comm?rages aucun esprit de vengeance, ni peut-?tre m?me de scandale. Il n’?tait pas plus mauvais fils, ni plus mauvais amant, que la moyenne des gens. Dans les m?mes chapitres o? il d?voilait effront?ment son p?re, sa m?re et sa ma?tresse, il avait des pages o? il parlait d’eux avec une tendresse et un charme po?tiques. En r?alit?, il ?tait extr?mement familial; mais de ces gens qui n’ont pas besoin de respecter ce qu’ils aimaient; bien au contraire; ils aiment mieux ce qu’ils peuvent un peu m?priser; l’objet de leur affection leur en para?t plus pr?s d’eux, plus humain. Ils sont les gens du monde les moins capables de comprendre l’h?ro?sme et surtout la puret?. Ils ne sont pas loin de les consid?rer comme un mensonge ou une faiblesse d’esprit. Il va de soi d’ailleurs qu’ils ont la conviction de comprendre mieux que quiconque les h?ros de l’art, et qu’il les jugent avec une familiarit? protectrice.