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Il en avait assez de la soci?t? parisienne; il ne pouvait plus souffrir ce vide, cette oisivet?, cette impuissance morale, cette neurasth?nie, cette hypercritique, sans raison et sans but, qui se d?vore elle-m?me. Il se demandait comment un peuple peut vivre dans cette atmosph?re stagnante, d’art pour l’art et de plaisir pour le plaisir. Cependant, ce peuple vivait, il avait ?t? grand, il faisait encore assez bonne figure dans le monde; pour qui le voyait de loin, il faisait illusion. O? pouvait-il puiser ses raisons de vivre? Il ne croyait ? rien, ? rien qu’au plaisir…

Comme Christophe en ?tait l? de ses r?flexions, il se heurta dans la rue ? une foule hurlante de jeunes gens et de femmes, qui tra?naient une voiture, o? un vieux pr?tre ?tait assis, b?nissant ? droite et ? gauche. Un peu plus loin, il vit des soldats fran?ais, qui enfon?aient ? coups de hache les portes d’une ?glise, et que des messieurs d?cor?s accueillaient ? coups de chaises. Il s’aper?ut que les Fran?ais croyaient pourtant ? quelque chose, – encore qu’il ne compr?t pas ? quoi. On lui expliqua que c’?tait l’?tat qui se s?parait de l’?glise, apr?s un si?cle de vie commune, et que, comme elle ne voulait pas partir ? bon gr?, fort de son droit et de sa force, il la mettait ? la porte. Christophe ne trouva point le proc?d? galant; mais il ?tait si exc?d? du dilettantisme anarchique des artistes parisiens qu’il eut plaisir ? rencontrer des gens qui ?taient pr?ts ? se faire casser la t?te pour une cause, si inepte qu’elle f?t.

Il ne tarda pas ? reconna?tre qu’il y avait beaucoup de ces gens en France. Les journaux politiques se livraient des combats, comme les h?ros d’Hom?re; ils publiaient journellement des appels ? la guerre civile. Il est vrai que cela se passait en paroles, et que l’on en venait rarement aux coups. Cependant, il ne manquait pas de na?fs pour mettre en action la morale que les autres ?crivaient. On assistait alors ? de curieux spectacles: des d?partements qui pr?tendaient se s?parer de la France, des r?giments qui d?sertaient, des pr?fectures br?l?es, des percepteurs ? cheval, ? la t?te de compagnies de gendarmes, des paysans arm?s de faux, faisant bouillir des chaudi?res pour d?fendre les ?glises, que des libres penseurs d?fon?aient, au nom de la libert?, des R?dempteurs populaires, qui montaient dans les arbres pour parler aux provinces du Vin, soulev?es contre les provinces de l’Alcool. Par-ci, par-l?, ces millions d’hommes qui se montraient le poing, tout rouges d’avoir pri?, finissaient tout de bon par se cogner. La R?publique flattait le peuple; et puis, elle le faisait sabrer. Le peuple, de son c?t?, cassait la t?te ? quelques enfants du peuple, – officiers et soldats. – Ainsi, chacun prouvait aux autres l’excellence de sa cause et de ses poings. Quand on regardait cela de loin, au travers les journaux, on se croyait revenu de plusieurs si?cles en arri?re. Christophe d?couvrait que la France, – cette France sceptique – ?tait un peuple fanatique. Mais il lui ?tait impossible de savoir en quel sens. Pour ou contre la religion? Pour ou contre la raison? Pour ou contre la patrie? – Ils l’?taient dans tous les sens. Ils avaient l’air de l’?tre, pour le plaisir de l’?tre.

*

Il fut amen? ? en causer, un soir, avec un d?put? socialiste, qu’il rencontrait parfois dans le salon des Stevens. Bien qu’il lui e?t d?j? parl?, il ne se doutait point de la qualit? de son interlocuteur: jusque-l?, ils ne s’?taient entretenus que de musique. Il fut tr?s ?tonn? d’apprendre que cet homme du monde ?tait un chef de parti violent.

Achille Roussin ?tait un bel homme, ? la barbe blonde, au parler grasseyant, le teint fleuri, les mani?res cordiales, une certaine ?l?gance avec un fond de vulgarit?, des gestes de rustre, qui lui ?chappaient de temps en temps: – une fa?on de se faire les ongles en soci?t?, une habitude toute populaire, de ne pouvoir parler ? quelqu’un sans happer son habit, l’empoigner, lui palper les bras; – il ?tait gros mangeur, gros buveur, viveur, rieur, les app?tits d’un homme du peuple, qui se rue ? la conqu?te du pouvoir; souple, habile ? changer de fa?ons, suivant le milieu et l’interlocuteur, exub?rant d’une fa?on raisonn?e, sachant ?couter, s’assimilant sur-le-champ tout ce qu’il entendait; sympathique d’ailleurs, intelligent, s’int?ressant ? tout, par go?t naturel, par go?t acquis, et par vanit?: honn?te, dans la mesure o? son int?r?t ne lui commandait pas le contraire, et o? il e?t ?t? dangereux de ne pas l’?tre.

Il avait un assez jolie femme, grande, bien faite, solidement charpent?e, la taille ?l?gante, un peu ?triqu?e dans de luxueuses toilettes, qui accusaient avec exag?ration les robustes rondeurs de son anatomie; le visage encadr? de cheveux noirs frisottants, les yeux grands, noirs et ?pais; le menton un peu en galoche; la figure grosse, d’aspect assez mignon toutefois, mais g?t? par les petites grimaces des yeux myopes, clignotants, et de la bouche en cul-de-poule. Elle avait une d?marche factice, saccad?e, comme certains oiseaux; et une fa?on de parler minaudi?re, mais beaucoup de bonne gr?ce et d’amabilit?. Elle ?tait de riche famille bourgeoise et commer?ante, d’esprit libre et d’esp?ce vertueuse, attach?e aux devoirs innombrables du monde, comme ? une religion, sans parler de ceux qu’elle s’imposait, de ses devoirs artistiques et sociaux: avoir un salon, r?pandre l’art dans les Universit?s Populaires, s’occuper d’?uvres philanthropiques ou de psychologie de l’enfance, – sans chaleur de c?ur, sans int?r?t profond, – par bont? naturelle, snobisme, et p?dantisme innocent de jeune femme instruite, qui semble r?citer perp?tuellement une le?on, et qui met son amour-propre ? ce qu’elle soit bien sue. Elle avait besoin de s’occuper, mais elle n’avait pas besoin de s’int?resser ? ce dont elle s’occupait. Telle, l’activit? f?brile de ces femmes, qui ont toujours un tricot entre les doigts, et qui remuent sans tr?ve les aiguilles, comme si le salut du monde ?tait attach? ? ce travail, dont elles n’ont m?me pas l’emploi. Et puis, il y avait chez elle, – comme chez les «tricoteuses», – la petite vanit? de l’honn?te femme, qui fait, par son exemple, la le?on aux autres femmes.

Le d?put? avait pour elle un m?pris affectueux. Il l’avait fort bien choisie, pour son plaisir et pour sa tranquillit?. Elle ?tait belle, il en jouissait, il ne lui demandait rien de plus; et elle ne lui demandait rien de plus. Il l’aimait, et la trompait. Elle s’en accommodait pourvu qu’elle e?t sa part. Peut-?tre m?me y trouvait-elle un certain plaisir. Elle ?tait calme et sensuelle. Une mentalit? de femme de harem.

Ils avaient deux jolis enfants de quatre ? cinq ans, dont elle s’occupait, en bonne m?re de famille, avec la m?me application aimable et froide qu’elle apportait ? suivre la politique de son mari et les derni?res manifestations de la mode et de l’art. Et cela faisait, dans ce milieu, le plus singulier m?lange de th?ories avanc?es, d’art ultra-d?cadent, d’agitation mondaine, et de sentiment bourgeois.

Ils invit?rent Christophe ? venir les voir. Madame Roussin ?tait bonne musicienne, jouait du piano d’une fa?on charmante; elle avait un toucher d?licat et ferme; avec sa petite t?te, qui regardait fixement les touches, et ses mains perch?es dessus, qui sautillaient, elle avait l’air d’une poule qui donne des coups de bec. Bien dou?e, et plus instruite en musique que la plupart des Fran?aises, elle ?tait d’ailleurs indiff?rente comme une carpe au sens profond de la musique: c’?tait pour elle une suite de notes, de rythmes et de nuances, qu’elle ?coutait ou r?citait avec exactitude; elle n’y cherchait point d’?me, n’en ayant pas besoin pour elle-m?me. Cette aimable femme, intelligente, simple, toujours dispos?e ? rendre service, dispensa ? Christophe la bonne gr?ce accueillante qu’elle avait pour tous. Christophe lui en savait peu de gr?; il n’avait pas beaucoup de sympathie pour elle: il la trouvait inexistante. Peut-?tre ne lui pardonnait-il pas non plus, sans s’en rendre compte, la complaisance qu’elle mettait ? accepter le partage avec les ma?tresses de son mari, dont elle n’ignorait pas les aventures. La passivit? ?tait, de tous les vices, celui qu’il excusait le moins.

Il se lia plus intimement avec Achille Roussin. Roussin aimait la musique, comme les autres arts, d’une fa?on grossi?re, mais sinc?re. Quand il aimait une symphonie, il avait l’air de coucher avec. Il avait une culture superficielle, et il en tirait bon parti; sa femme ne lui avait pas ?t? inutile en cela. Il s’int?ressa ? Christophe, parce qu’il voyait en lui un pl?b?ien vigoureux, comme il ?tait lui-m?me. Il ?tait d’ailleurs curieux d’observer de pr?s un original de ce genre – (il ?tait d’une curiosit? inlassable pour observer les hommes) – et de conna?tre ses impressions sur Paris. La franchise et la rudesse des remarques de Christophe l’amusa. Il ?tait assez sceptique pour en admettre l’exactitude. Que Christophe f?t Allemand n’?tait pas pour le g?ner: au contraire! Il se vantait d’?tre au-dessus des pr?jug?s de patrie. Et, en somme, il ?tait sinc?rement «humain» – (sa principale qualit?); – il sympathisait avec tout ce qui ?tait homme. Mais cela ne l’emp?chait point d’avoir la conviction bien assur?e de la sup?riorit? du Fran?ais – vieille race, vieille civilisation – sur l’Allemand, et de se gausser de l’Allemand.

*

Christophe voyait chez Achille Roussin d’autres hommes politiques, ministres de la veille ou du lendemain. Avec chacun d’eux individuellement il aurait eu assez de plaisir ? causer, si ces illustres personnages l’en avaient jug? digne. Au contraire de l’opinion g?n?ralement r?pandue, il trouvait leur soci?t? plus int?ressante que celle des litt?rateurs qu’il connaissait. Ils avaient une intelligence plus vivante, plus ouverte aux passions et aux grands int?r?ts de l’humanit?. Causeurs brillants, m?ridionaux pour la plupart, ils ?taient ?tonnamment dilettantes; pris ? part, ils l’?taient presque autant que les hommes de lettres. Bien entendu, ils ?taient assez ignorants de l’art, surtout de l’art ?tranger; mais ils pr?tendaient tous plus ou moins s’y conna?tre; et souvent, ils l’aimaient vraiment. Il y avait des Conseils des ministres, qui ressemblaient ? des c?nacles de petites Revues. L’un faisait des pi?ces de th??tre. L’autre raclait du violon et ?tait wagn?rien enrag?. L’autre g?chait de la peinture. Et tous collectionnaient les tableaux impressionnistes, lisaient les livres d?cadents, mettaient une coquetterie ? go?ter un art ultra-aristocratique, qui ?tait l’ennemi mortel de leurs id?es. Christophe ?tait g?n? de voir ces ministres socialistes, ou radicaux-socialistes, ces ap?tres des classes affam?es, faire les connaisseurs en jouissances raffin?es. Sans doute, c’?tait leur droit; mais cela ne lui semblait pas tr?s loyal.