Mais le plus curieux, c’?tait quand ces hommes, qui, pris en particulier, ?taient sceptiques, sensualistes, nihilistes, anarchistes, touchaient ? l’action: aussit?t, ils devenaient fanatiques. Les plus dilettantes, ? peine arriv?s au pouvoir, se muaient en petits despotes orientaux; ils ?taient pris de la manie de tout diriger, de ne rien laisser libre: ils avaient l’esprit sceptique et le temp?rament tyrannique. La tentation ?tait trop forte de pouvoir user du formidable m?canisme de centralisation administrative, qu’avait jadis construit le plus grand des despotes, et de n’en pas abuser. Il s’en suivait une sorte d’imp?rialisme r?publicain, sur lequel ?tait venu se greffer, dans les derni?res ann?es, un catholicisme ath?e.
Pendant un certain temps, les politiciens n’avaient pr?tendu qu’? la domination des corps, – je veux dire des fortunes; – ils laissaient les ?mes ? peu pr?s tranquilles, les ?mes n’?tant pas monnayables. De leur c?t?, les ?mes ne s’occupaient pas de politique; elle passait au-dessus ou au-dessous d’elles; la politique, en France, ?tait consid?r?e comme une branche, lucrative, mais suspecte, du commerce et de l’industrie; les intellectuels m?prisaient les politiciens, les politiciens m?prisaient les intellectuels. – Or, depuis peu un rapprochement s’?tait fait, puis bient?t une alliance, entre les politiciens et la classe pire des intellectuels. Un nouveau pouvoir ?tait entr? en sc?ne, qui s’?tait arrog? le gouvernement absolu des pens?es: c’?taient les Libres Penseurs. Ils avaient li? partie avec l’autre pouvoir, qui avait vu en eux un rouage perfectionn? de despotisme politique. Ils tendaient beaucoup moins ? d?truire l’?glise qu’? la remplacer; et, de fait, ils formaient une ?glise de la Libre Pens?e, qui avait ses cat?chismes et ses c?r?monies, ses bapt?mes, premi?res communions, ses mariages, ses conciles r?gionaux, nationaux, voire m?me ?cum?niques ? Rome. In?narrable bouffonnerie que ces milliers de pauvres b?tes, qui avaient besoin de se r?unir en troupeaux, pour «penser librement»! Il est vrai que leur libert? de pens?e consistait ? interdire celle des autres, au nom de la Raison: car ils croyaient ? la Raison, comme les catholiques ? la Sainte-Vierge, sans se douter, les uns et les autres, que la Raison, pas plus que la Vierge, n’est rien par elle-m?me, et que la source est ailleurs. Et, de m?me que l’?glise catholique avait ses arm?es de moines et ses congr?gations, qui sourdement cheminaient dans les veines de la nation, propageaient son virus, et an?antissaient toute vitalit? rivale, l’?glise anti-catholique avait ses francs-ma?ons, dont la maison m?re, le Grand-Orient, tenait registre fid?le de tous les rapports secrets que lui adressaient, chaque jour, de tous les points de France, ses pieux d?lateurs. L’?tat r?publicain encourageait sous main les espionnages sacr?s de ces moines mendiants et de ces j?suites de la Raison, qui terrorisaient l’arm?e, l’Universit?, tous les corps de l’?tat; et il ne s’apercevait point qu’en semblant le servir, ils visaient peu ? peu ? se substituer ? lui, et qu’il s’acheminait tout doucement ? une th?ocratie ath?e, qui n’aurait rien ? envier ? celle des J?suites du Paraguay.
Christophe vit chez Roussin quelques-uns de ces calotins. Ils ?taient plus f?tichistes les uns que les autres. Pour le moment, ils exultaient d’avoir fait enlever le Christ des tribunaux. Ils croyaient avoir d?truit la religion, parce qu’ils d?truisaient quelques morceaux de bois. D’autres accaparaient Jeanne d’Arc et sa banni?re de la Vierge, qu’ils venaient d’arracher aux catholiques. Un des p?res de l’?glise nouvelle, un g?n?ral qui faisait la Guerre aux Fran?ais de l’autre ?glise, venait de prononcer un discours anticl?rical en l’honneur de Vercing?torix: il c?l?brait dans le Brenn gaulois, ? qui la Libre Pens?e avait ?lev? une statue, un enfant du peuple et le premier champion de la France contre Rome (l’?glise de). Un ministre de la marine, pour purifier la flotte et faire enrager les catholiques, donnait ? un cuirass? le nom d’Ernest Renan. D’autres libres esprits s’attachaient ? purifier l’art. Ils expurgeaient les classiques du XVIIe si?cle, et ne permettaient pas que le nom de Dieu souill?t les Fables de La Fontaine. Ils ne l’admettaient pas plus dans la musique ancienne; et Christophe entendit un vieux radical, – («?tre radical, dans sa vieillesse, dit G?the, c’est le comble de toute folie») – qui s’indignait qu’on os?t donner dans un concert populaire les lieder religieux de Beethoven. Il exigeait qu’on change?t les paroles.
D’autres, plus radicaux encore, voulaient qu’on supprim?t purement et simplement toute musique religieuse, et les ?coles o? on l’apprenait. Vainement, un directeur des Beaux-Arts, qui dans cette B?otie passait pour un Ath?nien, expliquait qu’il fallait pourtant apprendre la musique aux musiciens: car, disait-iclass="underline" «quand vous envoyez un soldat ? la caserne, vous lui apprenez progressivement ? se servir de son fusil et ? tirer. Il en est de m?me du jeune compositeur: la t?te fourmille d’id?es; mais leur classement n’est pas encore op?r?.» Effray? de son courage, protestant ? chaque phrase: «Je suis un vieux libre penseur… je suis un vieux r?publicain…», il proclamait audacieusement que «peu lui importait de savoir si les compositions de Pergol?se ?taient des op?ras ou des messes; il s’agissait de savoir si c’?taient des ?uvres de l’art humain». – Mais l’implacable logique de son interlocuteur r?pliquait au «vieux libre penseur», au «vieux r?publicain», qu’«il y avait deux musiques: celle qu’on chantait dans les ?glises, et celle qu’on chantait ailleurs». La premi?re ?tait ennemie de la Raison et de l’?tat; et la Raison d’?tat devait le supprimer.
Ces imb?ciles eussent ?t? plus ridicules que dangereux, s’ils n’avaient eu derri?re eux des hommes d’une r?elle valeur, sur qui ils s’appuyaient, et qui ?taient comme eux, – davantage peut-?tre, – fanatiques de la Raison. Tolstoy parle quelque part de ces «influences ?pid?miques,» qui r?gnent en religion, en philosophie, en politique, en art et en science, de ces «influences insens?es, dont les hommes ne voient la folie que lorsqu’ils s’en sont d?barrass?s, mais qui, tant qu’ils y sont soumis, leur paraissent si vraies qu’ils ne croient m?me pas n?cessaire de les discuter». Ainsi, la passion des tulipes, la croyance aux sorciers, les aberrations des modes litt?raires. – La religion de la Raison ?tait une de ces folies. Elle ?tait commune aux plus sots et aux plus cultiv?s, aux «sous-v?t?rinaires» de la Chambre et ? certains des esprits les plus intelligents de l’Universit?. Elle ?tait plus dangereuse encore chez ceux-ci que chez ceux-l? car, chez ceux-l?, elle s’accommodait d’un optimisme b?at et stupide, qui en d?tendait l’?nergie; au lieu que chez les autres, les ressorts en ?taient band?s et le tranchant aiguis? par un pessimisme fanatique, qui ne se faisait point illusion sur l’antagonisme foncier de la Nature et de la Raison, et qui n’en ?tait que plus acharn? ? soutenir le combat de la Libert? abstraite, de la Justice abstraite, de la V?rit? abstraite, contre la Nature mauvaise. Il y avait l? un fond d’id?alisme calviniste, jans?niste, jacobin, une vieille croyance en l’irr?m?diable perversit? de l’homme que seul peut et doit briser l’orgueil implacable des ?lus chez qui souffle la Raison, – l’Esprit de Dieu. C’?tait un type bien fran?ais, le Fran?ais intelligent, qui n’est pas «humain». Un caillou dur comme fer: rien n’y peut p?n?trer; et il casse tout ce qu’il touche.
Christophe fut atterr? par les conversations qu’il eut chez Achille Roussin avec quelques-uns de ces fous raisonneurs. Ses id?es sur la France en ?taient boulevers?es. Il croyait, d’apr?s l’opinion courante, que les Fran?ais ?taient un peuple pond?r?, sociable, tol?rant, aimant la libert?. Et il trouvait des maniaques d’id?es abstraites, malades de logique, toujours pr?ts ? sacrifier les autres ? un de leurs syllogismes. Ils parlaient constamment de libert?, et personne n’?tait moins fait pour la comprendre et pour la supporter. Nulle part, des caract?res plus froidement, plus atrocement despotiques, par passion intellectuelle, ou parce qu’ils voulaient toujours avoir raison.
Ce n’?tait pas le fait d’un parti. Tous les partis ?taient le m?me. Ils ne voulaient rien voir en de??, au del? de leur formulaire politique ou religieux, de leur patrie, de leur province, de leur groupe, de leur ?troit cerveau. Il y avait des antis?mites, qui d?pensaient toutes les forces de leur ?tre en une haine enrag?e contre tous les privil?gi?s de la fortune: car ils ha?ssaient tous les Juifs, et ils appelaient Juifs tous ceux qu’ils ha?ssaient. Il y avait des nationalistes, qui ha?ssaient – (quand ils ?taient tr?s bons, ils se contentaient de m?priser) – toutes les autres nations, et, dans leur nation m?me, appelaient ?trangers, ou ren?gats, ou tra?tres, ceux qui ne pensaient pas comme eux. Il y avait des antiprotestants, qui se persuadaient que tous les protestants ?taient Anglais ou Allemands, et qui eussent voulu les bannir tous de France. Il y avait les gens de l’Occident, qui ne voulaient rien admettre ? l’Est de la ligne du Rhin; et les gens du Nord, qui ne voulaient rien admettre au Sud de la ligne de la Loire; et ceux qui se faisaient gloire d’?tre de race Germanique; et ceux qui se faisaient gloire d’?tre de race Gauloise; et, les plus fous de tous, les «Romains», qui s’enorgueillissaient de la d?faite de leurs p?res; et les Bretons, et les Lorrains, et les F?libres, et les Albigeois; et ceux de Carpentras, de Pontoise, et de Quimper-Corentin: chacun n’admettant que soi, se faisant de son soi un titre de noblesse, et ne tol?rant pas qu’on p?t ?tre autrement. Rien ? faire contre cette engeance: ils n’?coutent aucun raisonnement; ils sont faits pour br?ler le reste du monde, ou pour ?tre br?l?s.