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Sidonie venait, chaque jour, un moment dans l’après-midi, et le soir. Elle préparait le dîner de Christophe. Elle ne faisait aucun bruit; elle s’occupait discrètement de ses affaires; et, ayant vu le délabrement de son linge, sans le dire, elle l’emportait chez elle, pour le raccommoder. Insensiblement, s’était glissé dans leurs relations quelque chose de plus affectueux. Christophe parlait longuement de sa vieille maman. Sidonie était émue; elle se mettait à la place de Louisa, seule, là-bas; et elle avait pour Christophe un sentiment maternel. Lui-même, en causant avec elle, s’efforçait de tromper son besoin d’affection familiale, dont on souffre bien plus, quand on est faible et malade. Il se sentait plus près de Louisa avec Sidonie qu’avec toute autre. Il lui confiait parfois quelques-uns de ses chagrins d’artiste. Elle le plaignait doucement, avec un peu d’ironie pour ces tristesses intellectuelles. Cela aussi lui rappelait sa mère, et lui faisait du bien.

Il cherchait à provoquer ses confidences; mais elle se livrait beaucoup moins que lui. Il lui demandait, en plaisantant, si elle ne se marierait pas. Elle répondait, sur son ton habituel de résignation railleuse, que «ce n’était pas permis, quand on est domestique cela complique trop les choses. Et puis, il faut bien tomber dans son choix, et ce n’est pas commode. Les hommes sont de fameuses canailles. Ils viennent vous faire la cour, quand vous avez de l’argent; ils mangent votre argent, et puis après, ils vous plantent là. Elle en avait vu trop d’exemples autour d’elle: elle n’était pas tentée de faire de même.» – Elle ne disait pas qu’elle avait eu un mariage manqué: son «futur» l’avait laissée, quand il avait vu qu’elle donnait tout ce qu’elle gagnait aux siens. – Christophe la voyait jouer maternellement dans la cour avec les enfants d’une famille qui habitait la maison. Quand elle les rencontrait seuls dans l’escalier, il lui arrivait de les embrasser avec passion. Christophe l’imaginait à la place d’une des dames qu’il connaissait: elle n’était point sotte, elle n’était pas plus laide qu’une autre; il se disait qu’à leur place elle eût été mieux qu’elles. Tant de puissances de vie enterrées, sans que personne s’en souciât! Et, en revanche, tous ces morts vivants, qui encombrent la terre, et qui prennent, au soleil, la place et le bonheur des autres!…

Christophe ne se méfiait pas. Il était très affectueux, trop affectueux pour elle; il se faisait câliner, comme un grand enfant.

Sidonie, certains jours, avait l’air abattue; mais il l’attribuait à sa tâche. Une fois, au milieu d’un entretien, elle se leva brusquement, et quitta Christophe, prétextant un ouvrage. Enfin, après un jour où Christophe lui avait témoigné plus de confiance encore qu’à l’ordinaire, elle interrompit ses visites pour quelque temps; et quand elle revint, elle ne lui parla plus qu’avec contrainte. Il se demandait en quoi il avait pu l’offenser. Il le lui demanda. Elle répondit avec vivacité qu’il ne l’avait offensé en rien; mais elle continua de s’éloigner de lui. Quelques jours après, elle lui annonça, qu’elle partait: elle avait laissé sa place, et quittait la maison. En termes froids et guindés, elle le remercia des bontés qu’il lui avait témoignées, lui exprima les souhaits qu’elle formait pour sa santé et pour celle de sa mère, et elle lui fit ses adieux. Il fut si étonné de ce brusque départ qu’il ne sut que dire; il essaya de connaître les motifs qui l’y déterminaient: elle répliqua, d’une manière évasive. Il lui demanda où elle allait se placer: elle évita de répondre; et, pour couper court à ses questions, elle partit. Sur le seuil de la porte, il lui tendit la main; elle la serra un peu vivement; mais sa figure ne se démentit pas; et, jusqu’au bout, elle garda son air raide et glacé. Elle s’en alla.

Il ne comprit jamais pourquoi.

*

L’hiver s’éternisait. Un hiver humide, brumeux et boueux. Des semaines sans soleil. Bien que Christophe allât mieux, il n’était pas guéri. Il avait toujours un point douloureux au poumon droit, une lésion qui se cicatrisait lentement, et des accès de toux nerveuse, qui l’empêchaient de dormir, la nuit. Le médecin lui avait défendu de sortir. Il aurait pu tout autant lui ordonner de s’en aller sur la Côte d’Azur, ou dans les Canaries. Il fallait bien qu’il sortît! S’il n’était pas allé chercher son dîner, ce n’était pas son dîner qui serait venu le chercher. – On lui ordonnait aussi des drogues qu’il n’avait pas les moyens de payer. Aussi avait-il renoncé à demander conseil aux médecins: c’était de l’argent perdu; et puis, il se sentait toujours mal à l’aise avec eux; eux et lui ne pouvaient se comprendre: deux mondes opposés. Ils avaient une compassion ironique et un peu méprisante pour ce pauvre diable d’artiste, qui prétendait être un monde à lui tout seul, et qui était balayé comme une paille par le fleuve de la vie. Il était humilié d’être regardé, palpé, tripoté par ces hommes. Il avait honte de son corps malade. Il pensait:

– Comme je serai content, lorsqu’il mourra!

Malgré la solitude, la maladie, la misère, tant de raisons de souffrir, Christophe supportait son sort patiemment. Jamais il n’avait été si patient. Il s’en étonnait lui-même. La maladie est bienfaisante, souvent. En brisant le corps, elle affranchit l’âme; elle la purifie: dans les nuits et les jours d’inaction forcée, se lèvent des pensées, qui ont peur de la lumière trop crue, et que brûle le soleil de la santé. Qui n’a jamais été malade ne s’est connu jamais tout entier.

La maladie avait mis en Christophe un apaisement singulier. Elle l’avait dépouillé de ce qu’il y avait de plus grossier dans son être. Il sentait, avec des organes plus subtils, le monde des forces mystérieuses qui sont en chacun de nous, et que le tumulte de la vie nous empêche d’entendre. Depuis la visite au Louvre, dans ces heures de fièvre, dont les moindres souvenirs s’étaient gravés en lui, il vivait dans une atmosphère analogue à celle du tableau de Rembrandt, chaude, douce et profonde. Il sentait, lui aussi, dans son cœur, les magiques reflets d’un soleil invisible. Et bien qu’il ne crût point, il savait qu’il n’était point seuclass="underline" un Dieu le tenait par la main, le menait où il fallait qu’il vînt. Il se confiait à lui comme un petit enfant.

Pour la première fois depuis des années, il était contraint de se reposer. La lassitude même de la convalescence lui était un repos, après l’extraordinaire tension intellectuelle, qui avait précédé la maladie, et qui le courbaturait encore. Christophe qui, depuis plusieurs mois, se raidissait dans un état de qui-vive perpétuel, sentait se détendre peu à peu la fixité de son regard. Il n’en était pas moins fort; il en était plus humain. La vie puissante, mais un peu monstrueuse, du génie, était passée à l’arrière-plan; il se retrouvait un homme comme les autres, dépouillé de ses fanatismes d’esprit, et de tout ce que l’action a de dur et d’impitoyable. Il ne haïssait plus rien; il ne pensait plus aux choses irritantes, ou seulement avec un haussement d’épaules; il songeait moins à ses peines, et plus à celles des autres. Depuis que Sidonie lui avait rappelé les souffrances silencieuses des humbles âmes, qui luttaient sans se plaindre, sur tous les points de la terre, il s’oubliait en elles. Lui qui n’était pas sentimental à l’ordinaire, il avait maintenant des accès de cette tendresse mystique, qui est la fleur de la faiblesse. Le soir, accoudé à sa fenêtre, au-dessus de la cour, écoutant les bruits mystérieux de la nuit,… une voix qui chantait dans une maison voisine, et que l’éloignement faisait paraître émouvante, une petite fille qui pianotait naïvement du Mozart,… il pensait:

– Vous tous que j’aime, et que je ne connais pas! Vous que la vie n’a point flétris, qui rêvez à de grandes choses que vous savez impossibles, et qui vous débattez contre le monde ennemi, – je veux que vous ayez le bonheur – il est si bon d’être heureux!… Ô mes amis, je sais que vous êtes là, et je vous tends les bras… Il y a un mur entre nous. Pierre à pierre, je l’use; mais je m’use, en même temps. Nous rejoindrons-nous jamais? Arriverai-je à vous, avant que se soit dressé l’autre mur: la mort?… – N’importe! Que je sois seul, toute ma vie, pourvu que je travaille pour vous, que je vous fasse du bien, et que vous m’aimiez un peu, plus tard, après ma mort!…