– Eh! que veux-tu qu’on fasse?
– Faites votre police, vous-mêmes! Qu’attendez-vous? Que le ciel se charge de vos affaires? Tiens, regarde, en ce moment. Voici trois jours que la neige est tombée. Elle encombre vos rues, elle fait de votre Paris un cloaque de boue. Que faites-vous? Vous vous récriez contre votre administration, qui vous laisse dans l’ordure. Mais vous, essayez-vous d’en sortir? Qu’à Dieu ne plaise! Vous vous croisez les bras. Aucun n’a le cœur de dégager seulement le trottoir devant sa maison. Personne ne fait son devoir, ni l’État, ni les particuliers: l’un et l’autre se croient quittes, en s’accusant mutuellement. Vous êtes tellement habitués par vos siècles d’éducation monarchique à ne rien faire par vous-même que vous avez toujours l’air de bayer aux corneilles, dans l’attente d’un miracle. Le seul miracle possible, ce serait que vous vous décidiez à agir. Vois-tu, mon petit Olivier, vous avez de l’intelligence et des vertus à revendre; mais le sang vous manque. À toi tout le premier. Ce n’est ni l’esprit, ni le cœur qui est malade chez vous. C’est la vie. Elle s’en va.
– Qu’y faire? Il faut attendre qu’elle revienne.
– Il faut vouloir qu’elle revienne. Il faut vouloir! Et pour cela, d’abord, il faut faire rentrer chez vous l’air pur. Quand on ne veut pas sortir de sa maison, au moins faut-il que sa maison soit saine. Vous l’avez laissé empester par les miasmes de la Foire. Votre art et votre pensée sont aux deux tiers adultérés. Et votre découragement est tel que vous ne songez pas à vous en indigner, à peine à vous en étonner. Quelques-uns même de ces absurdes braves gens, intimidés, finissent par se persuader que ce sont eux qui ont tort, et que ce sont les charlatans qui ont raison. N’ai-je pas rencontré, à ta revue Ésope, où vous faites profession de n’être dupes de rien, de ces pauvres jeunes gens, qui se persuadent qu’ils aiment un art qu’ils n’aiment point? Ils s’intoxiquent, sans plaisir, par servile moutonnerie: et ils meurent d’ennui dans leur mensonge!
Christophe passait au milieu des incertains, comme le vent qui secoue les arbres endormis. Il n’essayait pas de leur inculquer sa pensée il leur soufflait l’énergie de penser par eux-mêmes. Il disait:
– Vous êtes trop humbles. Le grand ennemi c’est le doute neurasthénique. On peut, on doit être tolérant et humain. Mais il est interdit de douter de ce qu’on croit bon et vrai. Ce qu’on croit, on doit le défendre. Quelles que soient nos forces, il nous est interdit d’abdiquer. Le plus petit, en ce monde, a un devoir, à l’égal du plus grand. Et – (ce qu’il ne sait pas) – il a aussi un pouvoir. Ne croyez pas que votre révolte isolée soit vaine! Une conscience forte, et qui ose s’affirmer, est une puissance. Vous avez vu plus d’une fois, dans ces dernières années, l’État et l’opinion forcés de compter avec le jugement d’un brave homme, qui n’avait d’autres armes que sa force morale, affirmée publiquement, avec ténacité…
Et si vous vous demandez à quoi bon se donner tant de peines, à quoi bon lutter, à quoi bon?… eh bien, sachez-le: – Parce que la France meurt, parce que l’Europe meurt, – parce que notre civilisation, l’œuvre admirable édifiée, au prix de souffrances millénaires, par notre humanité, s’engloutira, si nous ne luttons. La Patrie est en danger, notre Patrie européenne, – et plus que toutes, la vôtre, votre petite patrie française. Votre apathie la tue. Elle meurt dans chacune de vos énergies qui meurent, de vos pensées qui se résignent, de vos bonnes volontés stériles, dans chaque goutte de votre sang, qui se tarit, inutile… Debout! Il faut vivre! Ou, si vous devez mourir, vous devez mourir debout.
Mais le plus difficile n’était pas encore de les amener à agir: c’était de les amener à agir ensemble. Là-dessus, ils étaient intraitables. Ils se boudaient les uns les autres. Les meilleurs étaient les plus obstinés. Christophe en avait un exemple dans sa maison. M. Félix Weil, l’ingénieur Elsberger, et le commandant Chabran vivaient entre eux sur un pied d’hostilité muette. Et pourtant, sous des étiquettes différentes de partis ou de races, ils voulaient tous trois la même chose.
M. Weil et le commandant auraient eu beaucoup de raisons pour s’entendre. Par un de ces contrastes fréquents chez les hommes de pensée, M. Weil, qui ne sortait pas de ses livres et vivait uniquement de la vie de l’esprit, était passionné de choses militaires. «Nous sommes tous de lopins», disait le demi-Juif Montaigne, appliquant à tous les hommes ce qui est vrai de certaines races d’esprits, comme celle à qui appartenait M. Weil. Ce vieil intellectuel avait le culte de Napoléon. Il s’entourait des écrits et des souvenirs où revivait le rêve empanaché de l’épopée impériale. Comme tant d’autres de son époque, il était ébloui par les lointains rayons de ce soleil de gloire. Il refaisait les campagnes, il livrait les batailles, il discutait les opérations; il était de ces stratèges en chambre, pullulant dans les Académies et dans les Universités, qui expliquent Austerlitz et corrigent Waterloo. Il était le premier à railler cette «Napoléonite», son ironie s’en égayait; mais il n’en continuait pas moins à se griser de ces belles histoires, comme un enfant qui joue; à certains épisodes il avait la larme à l’œiclass="underline" quand il remarquait cette faiblesse, il se tordait de rire, en s’appelant vieille bête. À vrai dire, c’était moins le patriotisme que l’intérêt romanesque et l’amour platonique de l’action, qui le rendait Napoléonien. Pourtant, il était excellent patriote, plus attaché à la France que beaucoup de Français autochtones. Les antisémites français font une mauvaise action et une sottise, en décourageant par leurs soupçons injurieux les sentiments français des Juifs établis en France. En dehors des raisons qui font que toute famille s’attache nécessairement, au bout d’une ou deux générations, au sol où elle s’est fixée, les Juifs ont des raisons spéciales d’aimer le peuple qui représente en Occident les idées les plus avancées de liberté intellectuelle. Ils l’aiment d’autant plus qu’ils ont contribué à le faire ainsi, depuis cent ans, et que cette liberté est en partie leur œuvre. Comment donc ne la défendraient-ils pas contre les menaces de toute réaction féodale? C’est faire le jeu de l’ennemi, que tâcher – comme le voudraient une bande de fous criminels, – de briser les liens qui attachent à la France ces Français d’adoption.
Le commandant Chabran était de ces patriotes malavisés, que leurs journaux affolent, en leur représentant tout immigré en France comme un ennemi caché, et qui, avec un esprit naturellement accueillant, s’obligent à suspecter, haïr, renier les destinées généreuses de la race, qui est le confluent des races. Il se croyait donc tenu d’ignorer le locataire du premier, quoiqu’il eût été bien aise de le connaître. De son côté, M. Weil aurait eu plaisir à causer avec l’officier; mais il connaissait son nationalisme, et il le méprisait doucement.