– Je vous écraserai tous.
Dans cette enfance sombre, un seul point lumineux:
Un jour, un des gamins avec qui elle polissonnait dans le ruisseau, le fils du concierge du théâtre, la fit entrer, bien que ce fût défendu, à une répétition. Ils se glissèrent tout au fond de la salle, dans le noir. Elle fut saisie du mystère de la scène, resplendissante dans ces ténèbres, des choses magnifiques et incompréhensibles qu’on disait, et de l’air de reine de l’actrice, – qui jouait en effet une reine dans un mélo romantique. Elle était glacée d’émotion; et son cœur battait très fort… «Voilà, voilà ce qu’il fallait être!… Oh! si elle était ainsi…» – Quand ce fut fini, elle voulut à tout prix voir la représentation du soir. Elle laissa sortir son camarade, elle feignit de le suivre; et puis, elle retourna se cacher dans le théâtre; elle se tapit sous une banquette; elle y resta trois heures, étouffant dans la poussière; et quand la représentation allait commencer et que le public arrivait, quand elle allait sortir de sa cachette, elle eut la mortification d’être saisie, expulsée ignominieusement, au milieu des risées, et reconduite chez elle, où elle fut fessée. Cette nuit-là, elle serait morte, si elle n’avait su maintenant ce qu’elle ferait plus tard, pour dominer ces canailles et pour se venger d’eux.
Son plan fut fait. Elle se plaça comme servante dans l’Hôtel et Café du Théâtre, où descendaient des acteurs. Elle savait à peine lire et écrire; et elle n’avait rien lu, elle n’avait rien à lire. Elle voulut apprendre, elle y mit une énergie endiablée. Elle chipait des livres dans la chambre des clients; elle les lisait, la nuit, au clair de lune, ou à l’aube, pour ne pas dépenser de chandelle. Grâce au désordre des acteurs, ses larcins passaient inaperçus: ou bien les possesseurs se contentaient de maugréer. D’ailleurs, elle leur rendait leurs livres après les avoir lus; – mais elle ne les rendait pas intacts: elle arrachait les pages qui lui plaisaient. Elle avait soin, en rapportant les volumes, de les glisser sous le lit, ou sous un meuble, de façon à faire croire qu’ils n’étaient pas sortis de la chambre. Elle se colla l’oreille aux portes, pour écouter les acteurs, qui répétaient leurs rôles. Et seule, dans le corridor, en balayant, elle imitait à mi-voix leurs intonations, et elle faisait des gestes. Quand on la surprenait, on se moquait d’elle et on l’injuriait. Elle se taisait rageusement. – Ce genre d’éducation aurait pu continuer longtemps, si elle n’avait eu l’imprudence, une fois, de voler un rôle, dans la chambre d’un acteur. L’acteur tempêta. Personne n’était entré chez lui, que la servante: il l’accusa. Elle nia effrontément: il menaça de la faire fouiller; elle se jeta à ses pieds, elle lui avoua tout, et aussi les autres vols, et les feuilles déchirées: tout le pot-aux-roses. Il sacra d’une façon terrible; mais il était moins méchant qu’il n’en avait l’air. Il demanda pourquoi elle avait fait cela. Lorsqu’elle dit qu’elle voulait devenir actrice, il rit très fort. Il l’interrogea; elle lui récita des pages entières qu’elle avait apprises par cœur; il en fut frappé, il dit:
– Écoute, veux-tu que je te donne des leçons?
Elle fut transportée, elle lui baisa les mains.
– Ah! dit-elle à Christophe, comme je l’aurais aimé!
Mais tout de suite, il ajouta:
– Seulement, ma petite, tu sais, rien pour rien…
Elle était vierge, elle avait toujours été d’une pudeur farouche vis-à-vis des attaques dont on la poursuivait. Cette chasteté sauvage, ce dégoût des actes malpropres, de la sensualité ignoble, sans amour, elle les avait toujours eus, depuis l’enfance, par écœurement des tristes spectacles qui l’entouraient dans sa maison; – elle les avait encore… Ah! la malheureuse! elle avait été bien punie!… Quelle dérision du sort!…
– Alors, demanda Christophe, vous avez consenti?
– Ah! dit-elle, je me serais jetée dans le feu, pour sortir de là. Il menaçait de me faire arrêter comme voleuse. Je n’avais pas le choix. – C’est ainsi que j’ai été initiée à l’art… et à la vie.
– Le misérable! dit Christophe.
– Oui, je l’ai haï. Mais depuis, j’en ai tant vus, qu’il ne me semble plus un des pires. Du moins lui, il m’a tenu parole. Il m’a appris ce qu’il savait – (pas grand’chose!) – de son métier d’acteur. Il m’a fait entrer dans la troupe. J’y ai été d’abord domestique de tout le monde. Je jouais des bouts de rôle. Puis, un soir que la soubrette était malade, on s’est risqué à me confier son rôle. Ensuite, j’ai continué. On me trouvait impossible, burlesque, baroque. J’étais laide, alors. Je le suis restée, jusqu’au jour où l’on m’a décrétée supérieurement, idéalement femme… «la Femme»… Les imbéciles! – Quant au jeu, on le jugeait incorrect, extravagant. Le public ne me goûtait pas. Les camarades se moquaient de moi. On me gardait, parce que je rendais service malgré tout, et que je ne coûtais pas cher. Non seulement je ne coûtais pas cher, mais je payais. Chaque progrès, chaque avancement, pas à pas, je l’ai payé de mon corps. Camarades, directeur, imprésario, amis de l’imprésario…
Elle se tut, blême, les lèvres serrées, le regard sec; mais on sentait que son âme pleurait des larmes de sang. En un éclair, elle revivait toutes ces hontes passées et cette volonté dévorante de vaincre qui l’avait soutenue, d’autant plus dévorante à chaque saleté nouvelle qu’il lui fallait endurer. Elle eût souhaité de mourir; mais c’eût été trop abominable de succomber au milieu des humiliations. Se suicider avant, soit! Ou après la victoire. Mais pas quand on s’est avili, sans en avoir eu le prix…
Elle se taisait. Christophe marchait avec colère dans la chambre; il aurait voulu assommer ces hommes, qui avaient torturé, qui avaient souillé cette femme. Puis, il la regarda avec pitié; et, debout auprès d’elle, il lui prit la tête, les tempes entre ses mains, les serra affectueusement, et dit:
– Pauvre petit!
Elle fit un geste pour l’écarter: Il dit:
– N’ayez pas peur de moi. Je vous aime bien.
Alors, des larmes coulèrent sur les joues pâles de Françoise. Il s’agenouilla près d’elle et baisa
la lunga man d’ogni belleza piena…
les belles mains longues, sur lesquelles deux larmes étaient tombées.
Ensuite, il se rassit. Elle s’était ressaisie, et reprit avec calme la suite de son récit:
Un auteur enfin l’avait lancée. Il avait découvert en cette étrange créature, un démon, un génie, – mieux encore pour lui, «un type dramatique, une femme nouvelle, représentative de l’époque». Naturellement, il l’avait prise, après tant d’autres. Et elle s’était laissé prendre par lui, comme par tant d’autres, sans amour, et même avec le contraire de l’amour. Mais il avait fait sa gloire; et elle avait fait la sienne.