– Tu penses encore à lui.
– À qui?
– Tu le sais. À ce drôle.
– Oui.
– Et si tu l’avais, cet homme, et s’il t’aimait, avoue, tu ne serais pas heureuse, tu trouverais moyen encore de te tourmenter.
– C’est vrai… Ah! qu’est-ce que j’ai donc?… J’ai eu trop à lutter, je me suis trop rongée, je ne peux plus retrouver le calme, j’ai en moi une inquiétude, une fièvre…
– Elle devait être en toi, même avant tes épreuves.
– C’est possible… Oui, déjà, quand j’étais petite fille… Elle me dévorait.
– Qu’est-ce que tu voudrais donc?
– Est-ce que je sais? Plus que je ne puis.
– Je connais cela, dit Christophe. J’étais ainsi, adolescent.
– Oui, mais tu es devenu homme. Moi je resterai une éternelle adolescente. Je suis un être incomplet.
– Personne n’est complet. Le bonheur est de connaître ses limites et de les aimer.
– Je ne peux plus. J’en suis sortie. La vie m’a forcée, fourbue, estropiée. Il me semble pourtant que j’aurais pu être une femme normale et saine et belle tout de même, sans être comme le troupeau.
– Tu peux l’être encore. Je te vois si bien, ainsi!
– Dis-moi comment tu me vois.
Il la décrivit, dans des conditions où elle se fut développée d’une façon naturelle et harmonieuse, où elle eût été heureuse, aimante, et aimée. Elle éprouvait une douceur à l’entendre. Mais après, elle dit:
– Non, c’est impossible maintenant.
– Eh bien, fit-il, il faut se dire alors, comme le bon vieux Haendel, quand il devint aveugle:
What e-ver is…is right
(Tout ce qui est,…. est bien.)
Et il alla le lui chanter au piano. Elle l’embrassa, son cher fou optimiste. Il lui faisait du bien. Mais elle lui faisait du maclass="underline" elle le craignait, du moins. Elle avait des crises de désespoir, et elle ne pouvait les lui cacher; l’amour la rendait faible. La nuit, quand ils étaient dans le lit, et qu’elle dévorait son angoisse en silence, il la devinait, et il suppliait l’amie proche et lointaine de partager avec lui le poids qui l’écrasait; alors, elle ne pouvait résister, elle se livrait, en pleurant, dans ses bras; et il passait ensuite des heures à la consoler, bonnement, sans se fâcher. Mais cette inquiétude perpétuelle ne laissait point de l’assommer, à la longue. Françoise tremblait que sa fièvre ne finît par se communiquer à lui. Elle l’aimait trop pour supporter l’idée qu’il souffrit, par elle. On lui offrait un engagement en Amérique; elle accepta, pour se forcer à partir. Elle le quitta, humilié. Elle ne l’était pas moins. Ne pas pouvoir être heureux l’un par l’autre!
– Mon pauvre vieux, lui dit-elle, en souriant tristement, tendrement. Sommes-nous assez maladroits! Nous ne retrouverons jamais une occasion aussi belle, une pareille amitié. Mais il n’y a pas moyen, il n’y a pas moyen. Nous sommes trop bêtes!…
Ils se regardèrent, penauds et attristés. Ils rirent pour ne pas pleurer, s’embrassèrent, et se séparèrent, les larmes aux yeux. Jamais ils ne s’étaient aimés autant qu’en se séparant.
Et après qu’elle fut partie, il revint à l’art, son vieux compagnon… Ô paix du ciel étoilé!…
Peu de temps après, Christophe reçut une lettre de Jacqueline. C’était la troisième fois seulement qu’elle lui écrivait; et le ton était fort différent de celui auquel elle l’avait accoutumé. Elle lui disait son regret de ne plus le voir, et l’invitait gentiment à revenir, s’il ne voulait pas contrister deux amis qui l’aimaient. Christophe fut ravi, mais non pas trop étonné. Il pensait bien que les dispositions injustes de Jacqueline à son égard ne dureraient pas toujours. Il aimait à se répéter un mot railleur du vieux grand-père:
«Tôt ou tard, il vient de bons moments aux femmes; il ne faut que la patience de les attendre.»
Il retourna donc chez Olivier, et fut accueilli avec joie. Jacqueline se montra pleine d’attentions; elle évitait le ton ironique qui lui était naturel, prenait garde de rien dire qui pût blesser Christophe, témoignait de l’intérêt pour ce qu’il faisait, et parlait avec intelligence de sujets sérieux. Christophe la crut transformée. Elle ne l’était que pour lui plaire. Jacqueline avait entendu parler des amours de Christophe avec l’actrice à la mode, dont le récit avait défrayé les bavardages parisiens; et Christophe lui était apparu sous un jour tout nouveau: elle se prit de curiosité pour lui. Lorsqu’elle le revit, elle le trouva beaucoup plus sympathique. Ses défauts même ne lui semblèrent pas sans attrait. Elle s’aperçut que Christophe avait du génie, et qu’il valait la peine de s’en faire aimer.
La situation du jeune ménage ne s’était pas améliorée; elle avait même empiré. Jacqueline mourait d’ennui… Combien la femme est seule! Hors l’enfant, rien ne la tient; et l’enfant ne suffit pas à la tenir toujours: car lorsqu’elle est vraiment femme, et non pas seulement femelle, lorsqu’elle a une âme riche et une vie exigeante, elle est faite pour tant de choses, qu’elle ne peut accomplir seule, si on ne lui vient en aide!… L’homme est beaucoup moins seul, même quand il l’est le plus: son monologue suffit à peupler son désert; et quand il est seul à deux, il s’en accommode mieux, car il le remarque moins, il monologue toujours. Et il ne se doute pas que le son de cette voix qui continue imperturbablement de parler dans le désert, rend le silence plus terrible et le désert plus atroce pour celle qui est auprès de lui, et pour qui toute parole est morte que l’amour ne vivifie point. Il ne le remarque pas; il n’a pas, comme la femme, mis sur l’amour sa vie entière comme enjeu: sa vie est ailleurs occupée… Qui occupera la vie de la femme et son désir immense, ces myriades ardentes de forces qui depuis quarante siècles que dure l’humanité se brûlent inutiles, offertes en holocauste à deux seules idoles: l’amour éphémère, et la maternité, cette sublime duperie, qui est refusée à des milliers d’entre les femmes, et ne remplit jamais que quelques années de la vie des autres?
Jacqueline se désespérait. Elle avait des secondes d’effroi, qui la transperçait comme des épées. Elle pensait:
– «Pourquoi est-ce que je vis? Pourquoi est-ce que je suis née?»
Et son cœur se tordait d’angoisse.
– «Mon Dieu, je vais mourir! Mon Dieu, je vais mourir!»
Cette pensée la hantait, la poursuivait la nuit. Elle rêvait qu’elle disait:
– «Nous sommes en 1889».
– «Non, lui répondait-on. En 1909».
Elle se désolait d’avoir vingt ans de plus qu’elle ne croyait.
– Cela va être fini, et je n’ai pas vécu! Qu’ai-je fait de ces vingt ans? Qu’ai-je fait de ma vie?»
Elle rêvait qu’elle était quatre petites filles. Elles étaient toutes quatre couchées dans la même chambre, en des lits séparés. Toutes quatre avaient la même taille, et la même figure; mais l’une avait huit ans, l’autre quinze, l’autre vingt, l’autre trente. Il y avait une épidémie. Trois étaient déjà mortes. La quatrième se regardait dans la glace; et elle était saisie d’épouvante; elle se voyait, le nez pincé, les traits tirés… elle allait mourir aussi, – et alors ce serait fini…