Выбрать главу

– «… Qu’ai-je fait de ma vie?…»

Elle se réveillait en larmes; et le cauchemar ne s’effaçait point avec le jour, le cauchemar était le jour. Qu’avait-elle fait de sa vie? Qui la lui avait volée?… Elle se prenait à haïr Olivier, complice innocent – (innocent! qu’importe, si le mal est le même!) – complice de la loi aveugle qui l’écrasait. Elle se le reprochait après, car elle était bonne; mais elle souffrait trop; et cet être lié contre elle, qui étouffait sa vie, bien qu’il souffrît aussi, elle ne pouvait s’empêcher de le faire souffrir davantage, afin de se venger. Ensuite, elle était plus accablée, elle se détestait; et elle sentait que si elle ne trouvait pas un moyen de se sauver, elle ferait plus de mal encore. Ce moyen, elle le cherchait, à tâtons, autour d’elle; elle se raccrochait à tout, comme quelqu’un qui se noie; elle essayait de s’intéresser à quelque chose, une œuvre, un être, qui fût en quelque sorte sa chose, son œuvre, son être. Elle tâchait de reprendre un travail intellectuel, elle apprenait des langues étrangères, elle commençait un article, une nouvelle, elle se mettait à peindre, à composer… En vain: elle se décourageait, dès le premier jour. C’était trop difficile. Et puis, «des livres, des œuvres d’art! Qu’est-ce que cela? Je ne sais pas si je les aime, je ne sais pas si cela existe…» – Certains jours, elle causait avec animation, elle riait avec Olivier, elle semblait se passionner pour ce qu’ils disaient, elle cherchait à s’étourdir… En vain: brusquement, l’agitation tombait, le cœur se glaçait, elle se cachait, sans larmes, sans souffle, atterrée. – Elle avait réussi en partie son œuvre avec Olivier. Il devenait sceptique, il se mondanisait. Elle ne lui en savait aucun gré; elle le trouvait faible comme elle. Presque tous les soirs, ils sortaient; elle promenait à travers les salons parisiens son ennui angoissé, que nul ne devinait sous l’ironie de son sourire toujours armé. Elle cherchait qui l’aimât et la soutînt au-dessus du gouffre… En vain, en vain, en vain. À son appel désespéré, rien ne répondait. Le silence.

Elle n’aimait point Christophe; elle ne pouvait souffrir ses manières rudes, sa franchise blessante, surtout son indifférence. Elle ne l’aimait point; mais elle avait le sentiment que lui, du moins, il était fort, – un roc au-dessus de la mort. Et elle voulait s’agripper à ce roc, à ce nageur dont la tête dominait les flots, ou le noyer avec elle…

Et puis, ce n’était plus assez d’avoir séparé son mari de ses amis: il fallait les lui prendre. Les femmes les plus honnêtes ont parfois un instinct qui les pousse à tenter jusqu’où va leur pouvoir, et à aller au delà. Dans cet abus de pouvoir, leur faiblesse se prouve sa force. Et quand la femme est égoïste et vaine, elle trouve un plaisir mauvais à voler au mari l’amitié de ses amis. La tâche est bien aisée: il suffit de quelques œillades. Il n’est guère d’homme, honnête ou non, qui n’ait la faiblesse de mordre à l’hameçon. Si ami que soit l’ami, il pourra bien éviter l’action, mais en pensée toujours il trompera l’ami. Et si celui-ci s’en aperçoit, c’est fini de leur amitié: ils ne se regardent plus avec les mêmes yeux. – La femme qui joue à ce jeu dangereux, en reste là, le plus souvent, elle n’en demande pas plus: elle les tient tous les deux, désunis, à sa merci.

Christophe remarquait les gentillesses de Jacqueline; elles ne le surprenaient point. Quand il avait de l’affection pour quelqu’un, il avait une tendance naïve à trouver naturel d’en être aimé aussi sans arrière-pensée. Il répondait joyeusement aux avances de la jeune femme; il la trouvait charmante; il s’amusait de tout son cœur, avec elle; et il la jugeait si favorablement qu’il n’était pas loin de croire qu’Olivier était bien maladroit s’il ne réussissait pas à être heureux.

Il les accompagna dans une tournée de quelques jours qu’ils firent en automobile; et il fut leur hôte dans une maison de campagne que les Langeais avaient en Bourgogne – une vieille maison de famille, que l’on gardait à cause de ses souvenirs, mais où l’on n’allait guère. Elle était isolée au milieu des vignes et des bois; l’intérieur était délabré, les fenêtres mal jointes; on y respirait une odeur de moisi, de fruits mûrs, d’ombre fraîche et d’arbres à résine chauffés par le soleil. À vivre avec Jacqueline, côte à côte, pendant une suite de jours, Christophe se laissait peu à peu envahir par un sentiment insinuant et doux, qui ne l’inquiétait point; il éprouvait une jouissance innocente, mais nullement immatérielle, à la voir, à l’entendre, à frôler ce joli corps, et à boire le souffle de sa bouche. Olivier, un peu soucieux, se taisait. Il ne soupçonnait point; mais une inquiétude vague l’oppressait, qu’il eût rougi de s’avouer; pour s’en punir, il les laissait seuls ensemble, souvent. Jacqueline lisait en lui, et elle était touchée; elle avait envie de lui dire:

– Va, ne t’afflige pas, mon ami. C’est encore toi que j’aime le mieux.

Mais elle ne le disait point; et ils se laissaient aller tous trois à l’aventure: Christophe ne se doutant de rien, Jacqueline ne sachant pas ce qu’elle voulait au juste, et s’en remettant au hasard de le lui faire savoir, Olivier seul, prévoyant, pressentant, mais par pudeur d’amour-propre et d’amour, ne voulant pas y penser. Lorsque la volonté se tait, l’instinct parle; en l’absence de l’âme, le corps va son chemin.

Un soir, après dîner, la nuit leur sembla si belle, – nuit sans lune, étoilée, – qu’ils voulurent se promener dans le jardin. Olivier et Christophe sortirent de la maison. Jacqueline monta dans sa chambre, pour prendre un châle. Elle ne redescendait point. Christophe, pestant contre les éternelles lenteurs des femmes, rentra pour la chercher. – (Depuis quelque temps, sans qu’il y prît garde, c’était lui qui jouait le mari.) – Il l’entendit qui venait. La pièce où il était entré avait ses volets clos; et l’on ne voyait rien.

– Allons! arrivez donc, Madame-qui-n’en-finit-jamais, cria gaiement Christophe. Vous usez les miroirs, à force de vous y regarder.

Elle ne répondit pas. Elle s’était arrêtée. Christophe eut l’impression qu’elle était dans la chambre; mais elle ne bougeait point.

– Où êtes-vous? dit-il.

Elle ne répondit pas. Christophe se tut aussi: il allait en tâtonnant dans l’ombre; et un trouble le prit. Il s’arrêta, le cœur battant. Il entendit tout près le souffle léger de Jacqueline. Il fit encore un pas et s’arrêta de nouveau. Elle était près de lui, il le savait, mais il ne pouvait plus avancer. Quelques secondes de silence. Brusquement, deux mains qui saisissent les siennes et l’attirent, une bouche sur sa bouche. Il l’étreignit. Sans un mot, immobiles. – Leurs bouches se déprirent, s’arrachèrent l’une à l’autre. Jacqueline sortit de la chambre. Christophe, frémissant, la suivit. Ses jambes tremblaient. Il resta un instant appuyé au mur, attendant que le battement de son sang s’apaisât. Enfin, il les rejoignit. Jacqueline causait tranquillement avec Olivier. Ils marchaient, de quelques pas en avant. Christophe les suivait, écrasé. Olivier s’arrêta pour l’attendre. Christophe s’arrêta aussi. Olivier l’appela amicalement. Christophe ne répondit pas. Olivier, connaissant l’humeur de son ami et les silences capricieux où il se verrouillait parfois à triple tour, n’insista point et continua sa marche avec Jacqueline. Et Christophe, machinalement, continuait de les suivre, à dix pas, comme un chien. Quand ils s’arrêtaient, il s’arrêtait. Quand ils marchaient, il marchait. Ainsi, ils firent le tour du jardin, et rentrèrent. Christophe remonta dans sa chambre et s’enferma. Il n’alluma point. Il ne se coucha point. Il ne pensait point. Vers le milieu de la nuit, le sommeil le prit, assis, les bras, la tête appuyés sur la table. Il s’éveilla, une heure après. Il alluma sa bougie, rassembla fiévreusement ses papiers, ses effets, fit sa valise, se jeta sur son lit, et dormit jusqu’à l’aube. Alors, il descendit avec son bagage et partit. On l’attendit, toute la matinée. On le chercha, tout le jour. Jacqueline, cachant sous l’indifférence un frémissement de colère, affecta avec une ironie insultante de compter son argenterie. Le lendemain soir seulement, Olivier reçut une lettre de Christophe: