Выбрать главу

«Mon bon vieux, ne m’en veux pas d’être parti comme un fou. Fou, je le suis, tu le sais. Qu’y faire? Je suis ce que je suis. Merci de ton affectueuse hospitalité. C’était bien bon. Mais vois-tu, je ne suis pas fait pour la vie avec les autres. Pour la vie même, je ne sais pas trop si je suis fait. Je suis fait pour rester dans mon coin, et aimer les gens – de loin: c’est plus prudent. Quand je les vois de trop près, je deviens misanthrope. Et c’est ce que je ne veux pas être. Je veux aimer les hommes, je veux vous aimer tous. Oh! comme je voudrais vous faire du bien à tous! Si je pouvais faire que vous fussiez – que tu fusses heureux! Avec quelle joie je donnerais en échange tout le bonheur que je puis avoir!… Mais cela m’est interdit. On ne peut que montrer le chemin aux autres. On ne peut pas faire leur chemin, à leur place. Chacun doit se sauver soi-même. Sauve-toi! Sauvez-vous! Je t’aime bien.

CHRISTOPHE

Mes respects à Madame Jeannin.»

«Madame Jeannin» lut la lettre, les lèvres serrées, avec un sourire de mépris, et dit sèchement:

– Eh bien, suis son conseil. Sauve-toi.

Mais au moment où Olivier tendait la main pour reprendre la lettre, Jacqueline froissa le papier, le jeta par terre; et deux grosses larmes jaillirent de ses yeux. Olivier lui saisit la main:

– Qu’as-tu? demandait-il, ému.

– Laisse-moi! cria-t-elle, avec colère.

Elle sortit. Sur le seuil de la porte, elle cria:

– Égoïstes!

*

Christophe avait fini par se faire des ennemis de ses protecteurs du Grand Journal. C’était facile à prévoir. Christophe avait reçu du ciel cette vertu célébrée par Gœthe: «la non-reconnaissance».

«La répugnance à se montrer reconnaissant, écrivait Gœthe ironiquement, est rare et ne se manifeste que chez des hommes remarquables qui, sortis des classes les plus pauvres, ont été à chaque pas forcés d’accepter des secours empoisonnés par la grossièreté du bienfaiteur…»

Christophe ne pensait pas qu’il fût obligé de s’avilir, pour un service rendu, ni – ce qui était le même pour lui – d’abdiquer sa liberté. Il ne prêtait pas ses bienfaits à tant pour cent, il les donnait. Ses bienfaiteurs l’entendaient un peu différemment. Ils furent choqués dans le sentiment moral très élevé qu’ils avaient des devoirs de leurs débiteurs, que Christophe refusât d’écrire la musique d’un hymne stupide, pour une fête-réclame organisée par le journal. Ils lui firent sentir l’inconvenance de sa conduite. Christophe les envoya promener. Il acheva de les exaspérer, par le démenti brutal qu il infligea, peu après, à des assertions que le journal lui avait prêtées.

Alors, commença une campagne contre lui. On usa de toutes armes. On ressortit une fois de plus de l’arsenal aux chicanes la vieille machine de guerre, qui a servi tour à tour à tous les impuissants contre tous les créateurs, et qui n’a jamais tué personne, mais dont l’effet est immanquable sur les imbéciles: on l’inculpa de plagiat. On alla découper dans son œuvre et dans celle des collègues obscurs des passages artificieusement choisis et maquillés; et l’on prouva qu’il avait volé ses inspirations à d’autres. On l’accusa d’avoir voulu étouffer de jeunes artistes. Encore s’il n’avait eu affaire qu’à ceux dont le métier est d’aboyer, à ces critiques nabots qui grimpent sur les épaules du grand homme, et qui crient:

– Je suis plus grand que toi!

Mais non, les hommes de talent s’attaquent entre eux; chacun cherche à se rendre insupportable à ses confrères; et pourtant, comme dit l’autre, le monde est assez vaste pour que chacun puisse travailler en paix; et chacun a déjà dans son propre talent un ennemi assez rude.

Il se trouva en Allemagne des artistes jaloux, pour fournir des armes à ses ennemis, au besoin pour en inventer. Il s’en trouva en France. Les nationalistes de la presse musicale – dont plusieurs étaient des étrangers – lui jetèrent sa race à la tête comme une insulte. Le succès de Christophe avait beaucoup grandi; et la mode s’en mêlant, on concevait qu’il irritât, par ses exagérations, même des hommes sans parti pris, – à plus forte raison, les autres. Christophe avait maintenant, dans le public des concerts, parmi les gens du monde et les écrivains des jeunes revues, d’enthousiastes partisans qui, quoi qu’il fît, s’extasiaient, déclarant volontiers que la musique n’existait pas avant lui. Certains expliquaient ses œuvres, et y trouvaient des intentions philosophiques, dont il était ébahi. D’autres y voyaient une révolution musicale, l’assaut donné aux traditions, que Christophe respectait. Ce n’eût servi de rien qu’il protestât. Ils lui eussent démontré qu’il ne savait pas ce qu’il avait écrit. Ils s’admiraient, en l’admirant. Aussi, la campagne contre Christophe rencontra-t-elle de vives sympathies, parmi ses confrères, qu’exaspérait ce «battage» dont il était innocent. Ils n’avaient pas besoin de ces raisons pour n’aimer pas sa musique: la plupart éprouvaient, à son égard, l’irritation naturelle de celui qui n’a point d’idées et les exprime sans peine, selon les formules apprises, contre celui qui est bourré d’idées et s’en sert avec quelque gaucherie, selon le désordre apparent de sa fantaisie créatrice. Que de fois le reproche de ne pas savoir écrire lui avait été lancé par des scribes, pour qui le style consistait en des recettes de cénacle! des moules de cuisine, où la pensée était jetée! Les meilleurs amis de Christophe, qui ne cherchaient pas à le comprendre, et qui seuls le comprenaient parce qu’ils l’aimaient, simplement, pour le bien qu’il leur faisait, étaient des auditeurs obscurs qui n’avaient pas voix au chapitre. L’unique, qui eût pu vigoureusement répondre, au nom de Christophe, – Olivier, était séparé de lui et semblait l’oublier. Christophe se trouvait donc livré à des adversaires et à des admirateurs qui rivalisaient à qui lui nuirait le plus. Dégoûté, il ne répondait point. Quand il lisait les arrêts que prononçait sur lui, du haut d’un grand journal, un de ces critiques présomptueux qui régentent l’art avec l’insolence que donnent l’ignorance et l’impunité, il haussait les épaules, disant:

– Juge-moi. Je te juge. Rendez-vous dans cent ans!

Mais en attendant, les médisances allaient leur train; et le public, suivant l’habitude, accueillait bouche bée les accusations les plus niaises et les plus ignominieuses.

Comme s’il ne trouvait point que la situation fût assez difficile, Christophe choisit ce moment pour se brouiller avec son éditeur. Il n’avait pourtant pas à se plaindre de Hecht, qui lui publiait régulièrement ses nouvelles œuvres, et qui était honnête en affaires. Il est vrai que cette honnêteté ne l’empêchait point de conclure des traités désavantageux pour Christophe; mais, ces traités, il les tenait. Il ne les tenait que trop bien. Un jour, Christophe eut la surprise de voir son septuor arrangé en quatuor, et une suite de pièces pour piano à deux mains gauchement transcrites à quatre mains, sans qu’on l’eût avisé. Il courut chez Hecht, et, lui mettant sous le nez les pièces du délit, il dit: