– Minna, qui es avec moi, – avec moi, pas avec l’autre… Minna qui ne vieilliras jamais!…
La lune, voilée, sortit des nuages, et sur le dos du fleuve fit luire des écailles d’argent. Christophe eut l’impression que le fleuve ne passait pas jadis aussi près du tertre où il était assis. Il s’approcha. Oui, il y avait là naguère, au delà de ce poirier, une langue de sable, une petite pente gazonnée, où il avait joué bien des fois. Le fleuve les avait rongées; il avançait, léchant les racines du poirier. Christophe eut un serrement de cœur. Il revint vers la gare. De ce côté, un nouveau quartier, – maisons pauvres, chantiers en construction, grandes cheminées d’usines, – commençait à s’élever. Christophe songea au bois d’acacias qu’il avait vu, dans l’après-midi, et il pensa:
– Là aussi, le fleuve ronge…
La vieille ville, endormie dans l’ombre, avec tout ce qu’elle renfermait, vivants et morts, lui fut plus chère encore car il la sentit menacée…
Hostis habet muros…
Vite, sauvons les nôtres! La mort guette tout ce que nous aimons. Hâtons-nous de graver le visage qui passe, sur le bronze éternel. Arrachons aux flammes le trésor de la patrie, avant que l’incendie dévore le palais de Priam…
Christophe monta dans le train, qui partit, comme un homme qui fuit devant l’inondation. Mais pareils à ceux-là qui sauvaient du naufrage de leur ville les dieux de la cité, Christophe emportait en lui l’étincelle d’amour qui avait jailli de sa terre, et l’âme sacrée du passé.
Jacqueline et Olivier s’étaient rapprochés, pour un temps. Jacqueline avait perdu son père. Cette mort l’avait profondément remuée. En présence du malheur véritable, elle sentit la misérable niaiserie des autres douleurs; et la tendresse que lui témoignait Olivier ranima son affection pour lui. Elle se trouvait ramenée, de quelques années en arrière, aux tristes jours qui avaient suivi la mort de la tante Marthe, et qui avaient été suivis des jours bénis d’amour. Elle se disait qu’elle était ingrate envers la vie et qu’il fallait lui savoir gré de ne pas vous prendre le peu qu’elle vous avait donné. Ce peu, dont le prix lui était révélé, elle le serrait jalousement contre elle. Un éloignement momentané de Paris, que le médecin avait prescrit pour la distraire de son deuil, un voyage qu’elle fit avec Olivier, une sorte de pèlerinage aux lieux où ils s’étaient aimés pendant la première année de leur mariage, acheva de l’attendrir. Dans la mélancolie de retrouver, au détour du chemin, la chère figure de l’amour, qu’on croyait disparu, et de la voir passer, et de savoir qu’elle disparaîtrait de nouveau, – pour combien de temps? pour toujours, peut-être? – ils l’étreignaient avec une passion désespérée…
– Reste, reste avec nous!
Mais ils savaient bien qu’ils allaient le perdre…
Quand Jacqueline revint à Paris, elle sentait tressaillir dans son corps une petite vie nouvelle, allumée par l’amour. Mais l’amour était déjà passé. Le fardeau qui s’appesantissait en elle ne la rattachait pas à Olivier. Elle n’en éprouvait point la joie qu’elle attendait. Elle s’interrogeait avec inquiétude. Naguère, quand elle se tourmentait, souvent elle avait pensé que la venue d’un petit enfant serait le salut pour elle. Le petit enfant était là, le salut n’était pas venu. Cette plante humaine qui enfonçait ses racines dans sa chair, elle la sentait avec effroi pousser, boire son sang. Elle restait des journées, absorbée, écoutant, le regard perdu, tout son être aspiré par l’être inconnu qui avait pris possession d’elle. C’était un bourdonnement vague, doux, endormant, angoissant. Elle se réveillait en sursauts de cette torpeur, – moite de sueur, frissonnante, avec un éclair de révolte. Elle se débattait contre le filet où la nature l’avait prise. Elle voulait vivre, elle voulait être libre, il lui semblait que la nature l’avait dupée. Puis, elle avait honte de ces pensées, elle se trouvait monstrueuse, elle se demandait si elle était donc plus mauvaise, ou autrement faite que les autres femmes. Et peu à peu, elle s’apaisait de nouveau, engourdie comme un arbre, dans la sève et le rêve du fruit vivant qui mûrissait en ses entrailles. Qu’allait-il être?…
Lorsqu’elle entendit son premier cri à la lumière, lorsqu’elle vit ce petit corps pitoyable et touchant, tout son cœur se fondit. Elle connut, en une minute d’éblouissement, cette glorieuse joie de la maternité, la plus puissante qui soit au monde: avoir créé de sa souffrance un être de sa chair, un homme. Et la grande vague d’amour qui remue l’univers l’étreignit de la tête aux pieds, la roula, la souleva jusqu’aux cieux… Ô Dieu, la femme qui crée est ton égale; et tu ne connais pas une joie pareille à la sienne: car tu n’as pas souffert…
Puis, la vague retomba; et l’âme retoucha le fond.
Olivier, tremblant d’émotion, se penchait sur l’enfant; et, souriant à Jacqueline, il tâchait de comprendre quel lien de vie mystérieux il y avait entre eux deux et cet être misérable encore à peine humain. Tendrement, avec un peu de dégoût, il effleura de ses lèvres cette petite tête jaune et ridée. Jacqueline le regardait: jalousement, elle le repoussa; elle saisit l’enfant, et le serra contre son sein, elle le couvrit de baisers. L’enfant cria, elle le rendit; et, la tête tournée contre le mur, elle pleura; Olivier vint vers elle, l’embrassa, but ses larmes; elle l’embrassa aussi, et se força à sourire; puis, elle demanda qu’on la laissât se reposer, avec l’enfant près d’elle… Hélas! qu’y faire, lorsque l’amour est mort? L’homme, qui livre à l’intelligence plus de la moitié de soi-même, ne perd jamais un sentiment fort, sans en conserver dans son cerveau une trace, une idée. Il peut ne plus aimer, il ne peut pas oublier qu’il a aimé. Mais la femme qui a aimé, sans raison, tout entière, et qui cesse d’aimer, sans raison, tout entière, qu’y peut-elle? Vouloir? Se faire illusion? Et quand elle est trop faible pour vouloir, trop vraie pour se faire illusion?…
Jacqueline, accoudée sur son lit, regardait l’enfant avec une tendre pitié. Qu’était-il? Quel qu’il fût, il n’était pas d’elle tout entier. Il était aussi «l’autre». Et «l’autre», elle ne l’aimait plus. Pauvre petit! Cher petit! Elle s’irritait contre cet être qui voulait la rattacher à un passé mort; et, se penchant sur lui, elle l’embrassait, elle l’embrassait…
Le grand malheur des femmes d’aujourd’hui, c’est qu’elles sont trop libres, et pas assez. Plus libres, elles chercheraient des liens, elles y trouveraient un charme et une sécurité. Moins libres, elles se résigneraient à des liens qu’elles sauraient ne pouvoir briser; et elles souffriraient moins. Mais le pire est d’avoir des liens qui ne vous lient pas, et des devoirs dont on peut s’affranchir.
Si Jacqueline avait cru que sa petite maison lui était assignée pour toute la durée de la vie, elle l’eût trouvée moins incommode et moins étroite, elle se fût ingéniée à la rendre confortable; elle eût fini, comme elle avait commencé: par l’aimer. Mais elle savait qu’elle en pouvait sortir; et elle y étouffait. Elle pouvait se révolter: elle en arriva à croire qu’elle le devrait.
Les moralistes d’à présent sont d’étranges animaux. Tout leur être s’est atrophié, au profit des facultés d’observation. Ils ne cherchent plus qu’à voir la vie: à peine à la comprendre, nullement à la vouloir. Quand ils ont reconnu dans la nature humaine et noté ce qui est, leur tâche leur paraît accomplie, ils disent: