Et quand la ruche des rêves bourdonnait trop en elle, quand la tête lui tournait, elle allait à son piano, et laissait ses mains frôler les touches, au hasard, à voix basse, pour envelopper de la lumière apaisée des sons le mirage de la vie…
Mais la brave petite femme n’oubliait pas l’heure des devoirs journaliers; et quand Arnaud rentrait, il trouvait la lampe allumée, le souper prêt, et la figure pâlotte et souriante de sa femme qui l’attendait. Et il ne se doutait point de ses voyages qu’elle avait faits.
Le difficile avait été de maintenir ensemble, sans heurts, les deux vies: la vie quotidienne, et l’autre, la grande vie de l’esprit, aux horizons lointains. Ce ne fut pas toujours aisé. Heureusement, Arnaud vivait, lui aussi, une vie en partie imaginaire, dans les livres, les œuvres d’art, dont le feu éternel entretenait la flamme tremblante de son âme. Mais il était, ces dernières années, de plus en plus préoccupé par les petits tracas de sa profession, les injustices, les passe-droits, les ennuis avec ses collègues ou avec ses élèves; il était aigri; il commençait à parler de politique, à déblatérer contre le gouvernement et contre les Juifs; il rendait Dreyfus responsable de ses mécomptes universitaires. Son humeur chagrine se communiqua un peu à Mme Arnaud. Elle approchait de la quarantaine. Elle passait par un âge, où sa force vitale était troublée, cherchait son équilibre. Il se fit dans sa pensée de grandes déchirures. Pendant un temps, ils perdirent l’un et l’autre toute raison d’exister: car ils n’avaient plus où attacher leur toile d’araignée. Si faible que soit le support de réalité, il en faut un au rêve. Tout support leur manquait. Ils ne trouvaient plus à s’appuyer l’un sur l’autre. Au lieu de l’aider, il s’accrochait à elle. Et elle se rendait compte qu’elle ne suffisait pas à le soutenir: alors, elle ne pouvait plus se soutenir elle-même. Seul, un miracle était capable de la sauver. Elle l’appelait…
Il vint des profondeurs de l’âme. Mme Arnaud sentit sourdre de son cœur solitaire le besoin sublime et absurde de créer malgré tout, malgré tout de tisser sa toile à travers l’espace, pour la joie de tisser, s’en remettant au vent, au souffle de Dieu, de la porter là où elle devait aller. Et le souffle de Dieu la rattacha à la vie, lui trouva des appuis invisibles. Alors, le mari et la femme recommencèrent tous deux de filer patiemment la magnifique et vaine toile de leurs songes, faite du plus pur de leur sang.
Mme Arnaud était seule, chez elle… Le soir venait.
La sonnette de la porte retentit. Mme Arnaud, réveillée de sa songerie avant l’heure habituelle, tressaillit. Elle rangea soigneusement son ouvrage, et alla ouvrir. Christophe entre. Il était très ému. Elle lui prit affectueusement les mains.
– Qu’avez-vous, mon ami? demanda-t-elle.
– Ah! dit-il, Olivier est revenu.
– Revenu?
– Ce matin, il est arrivé, il m’a dit: «Christophe, viens à mon secours!» Je l’ai embrassé. Il pleurait. Il m’a dit: «Je n’ai plus que toi. Elle est partie.»
Mme Arnaud, saisie, joignit les mains, et dit:
– Les malheureux!
– Elle est partie, répéta Christophe. Partie avec son amant.
– Et son enfant? demanda Mme Arnaud.
– Mari, enfant, elle a tout laissé.
– La malheureuse! redit Mme Arnaud.
– Il l’aimait, dit Christophe, il l’aimait uniquement. Il ne se relèvera pas de ce coup. Il me répète: «Christophe, elle m’a trahi… ma meilleure amie m’a trahi.» J’ai beau lui dire: «Puisqu’elle t’a trahi, c’est qu’elle n’était pas ton amie. Elle est ton ennemie. Oublie-la, ou tue-la!
– Oh! Christophe, que dites-vous! c’est horrible!
– Oui, je sais, cela vous paraît à tous une barbarie préhistorique: tuer! Il faut entendre votre joli monde parisien protester contre les instincts de brute qui poussent le mâle à tuer sa femelle qui le trompe, et prêcher l’indulgente raison! Les bons apôtres! Il est beau de voir s’indigner contre le retour à l’animalité ce troupeau de chiens mêlés. Après avoir outragé la vie, après lui avoir enlevé tout son prix, ils l’entourent d’un culte religieux… Quoi! cette vie sans cœur et sans honneur, cette matière, un battement de sang dans un morceau de chair, voilà ce qui leur semble digne de respect! Ils n’ont pas assez d’égards pour cette viande de boucherie, c’est un crime d’y toucher. Tuez l’âme, si vous voulez, mais le corps est sacré…
– Les assassins de l’âme sont les pires assassins; mais le crime n’excuse pas le crime, et vous le savez bien.
– Je le sais, mon amie. Vous avez raison. Je ne pense pas ce que je dis… Qui sait! Je le ferais, peut-être.
– Non, vous vous calomniez. Vous êtes bon.
– Quand la passion me tient, je suis cruel comme les autres. Voyez comme je viens de m’emporter!… Mais lorsqu’on voit pleurer un ami qu’on aime, comment ne pas haïr qui le fait pleurer? Et sera-t-on jamais trop sévère pour une misérable qui abandonne son enfant pour courir après un amant?
– Ne parlez pas ainsi, Christophe. Vous ne savez pas.
– Quoi! vous la défendez?
– Je la plains.
– Je plains ceux qui souffrent. Je ne plains pas ceux qui font souffrir.
– Eh! croyez-vous qu’elle n’ait pas souffert, elle aussi? Croyez-vous que ce soit de gaieté de cœur qu’elle ait abandonné son enfant, et détruit sa vie? Car sa vie aussi est détruite. Je la connais bien peu, Christophe. Je ne l’ai vue que deux fois, et seulement en passant; elle ne m’a rien dit d’amical, elle n’avait pas de sympathie pour moi. Et pourtant je la connais mieux que vous. Je suis sûre qu’elle n’est pas mauvaise. Pauvre petite! Je devine ce qui a pu se passer en elle…
– Vous, mon amie, dont la vie est si digne, si raisonnable!…