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– Ma pauvre amie, ce n’est pas le lot seulement des femmes. Nous connaissons tous ces luttes. Je connais aussi le refuge.

– Lequel?

– L’art.

– Bon pour vous, non pour nous. Et même parmi les hommes, combien sont-ils, ceux qui peuvent en profiter?

– Voyez notre amie Cécile. Elle est heureuse.

– Qu’en savez-vous? Ah! que vous avez vite fait de juger! Parce qu’elle est vaillante, parce qu’elle ne s’attarde pas sur ce qui l’attriste, parce qu’elle le cache aux autres, vous dites qu’elle est heureuse! Oui, elle est heureuse d’être bien portante et de pouvoir lutter. Mais vous ne savez pas ses luttes. Croyez-vous qu’elle était faite pour cette vie décevante de l’art? L’art! Quand on pense qu’il y a de pauvres femmes qui aspirent à la gloire d’écrire, ou de jouer, ou de chanter, comme au faîte du bonheur! Faut-il qu’elles soient dénuées de tout, qu’elles ne sachent plus à quelle affection se prendre!… L’art! qu’avons-nous à faire de l’art, si nous n’avons tout le reste, avec? Il n’y a qu’une chose au monde qui peut faire oublier tout le reste, tout le reste: c’est un cher petit enfant.

– Et quand on l’a, vous voyez qu’il ne suffit même pas.

– Oui, pas toujours… Les femmes ne sont pas très heureuses. Il est difficile d’être une femme. Beaucoup plus que d’être un homme. Vous ne vous en doutez pas assez. Vous, vous pouvez vous absorber en une passion d’esprit, en une activité. Vous vous mutilez, mais vous en êtes plus heureux. Une femme saine ne le peut pas sans souffrance. Il est inhumain d’étouffer une partie de soi-même. Nous, quand nous sommes heureuses d’une façon, nous regrettons l’autre façon. Nous avons plusieurs âmes. Vous, vous n’en avez qu’une, plus vigoureuse, souvent brutale, et même monstrueuse. Je vous admire. Mais ne soyez pas trop égoïstes! Vous l’êtes beaucoup, sans vous en douter. Vous nous faites bien du mal, sans vous en douter.

– Que faire? Ce n’est pas notre faute.

– Non, ce n’est pas votre faute, mon bon Christophe. Ce n’est ni votre faute, ni la nôtre. Au bout du compte, voyez-vous, c’est que la vie n’est pas du tout une chose simple. On dit qu’il n’y a qu’à vivre d’une façon naturelle. Mais qu’est-ce qui est naturel?

– C’est vrai. Rien n’est naturel dans notre vie. Le célibat n’est pas naturel. Le mariage ne l’est pas non plus. Et l’union libre livre les faibles à la rapacité des forts. Notre société même n’est pas une chose naturelle; nous l’avons fabriquée. On dit que l’homme est un animal sociable. Quelle bêtise! Il a bien fallu qu’il le devînt, pour vivre. Il s’est fait sociable pour son utilité, sa défense, son plaisir, sa grandeur. Cette nécessité l’a amené à souscrire certains pactes. Mais la nature regimbe et se venge de la contrainte. La nature n’a pas été faite pour nous. Nous tâchons de la réduire. C’est une lutte: il n’est pas étonnant que nous soyons souvent battus. Comment sortir de là? – En étant forts.

– En étant bons.

– Oh! Dieu! être bon, arracher son corset d’égoïsme, respirer, aimer la vie, la lumière, son humble tâche, le petit coin du sol où l’on enfonce ses racines! Ce qu’on ne peut avoir en horizons, s’efforcer de l’avoir en profondeur et en hauteur, comme un arbre à l’étroit qui monte vers le soleil!

– Oui. Et d’abord, s’aimer les uns les autres. Si l’homme voulait sentir davantage qu’il est le frère de la femme, et non pas seulement sa proie, où qu’elle doit être la sienne! S’ils voulaient, tous les deux, dépouiller leur orgueil et penser, chacun, un peu moins à soi, et un peu plus à l’autre!… Nous sommes faibles: aidons-nous. Ne disons pas à celui qui est tombé: «Je ne te connais plus.» Mais: «Courage ami. Nous sortirons de là.»

*

Ils se turent, assis devant le foyer, le petit minet entre eux, tous trois immobiles, absorbés, et regardant le feu. La flamme, près de s’éteindre, caressait de son battement d’aile le fin visage de Mme Arnaud, que rosissait une exaltation intérieure qui ne lui était pas coutumière. Elle s’étonnait de s’être ainsi livrée. Jamais elle n’en avait tant dit. Jamais plus elle n’en dirait tant.

Elle posa sa main sur celle de Christophe, et dit:

– Que faites-vous de l’enfant?

C’était à cela qu’elle pensait, depuis le commencement. Elle parlait, elle parlait, elle était une autre femme, elle était comme grisée. Mais à cela seul elle pensait. Dès les premiers mots de Christophe, elle s’était bâti un roman dans son cœur. Elle pensait à l’enfant que la mère avait laissé, au bonheur de l’élever, de tresser autour de cette petite âme ses rêves et son amour. Et elle se disait:

– Non, c’est mal, je ne dois pas me réjouir de ce qui est le malheur des autres.

Mais c’était plus fort qu’elle. Elle parlait, elle parlait, et son cœur silencieux était baigné d’espoir. Christophe dit:

– Oui, sans doute, nous y avons pensé. Le pauvre petit! Ni Olivier, ni moi ne sommes capables de l’élever. Il faut les soins d’une femme. J’avais songé qu’une amie voudrait bien nous aider…

Mme Arnaud respirait à peine.

Christophe dit:

– Je voulais vous en parler. Et puis, Cécile est venue justement, tout à l’heure. Quand elle a su la chose, quand elle a vu l’enfant, elle était si émue, elle a montré tant de joie, elle m’a dit: «Christophe…»

Le sang de Mme Arnaud s’arrêta; elle n’entendit pas la suite; tout se brouilla devant ses yeux. Elle avait envie de crier:

– Non, non, donnez-le-moi!…

Christophe parlait. Elle n’entendait pas ce qu’il disait. Mais elle fit effort sur elle-même. Elle pensa aux confidences de Cécile. Elle pensa:

– Elle en a plus besoin que moi. Moi, j’ai mon cher Arnaud… et puis toutes mes choses… Et puis, je suis plus vieille…