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– Le pauvre diable! J’avais de lui une meilleure opinion.

Dans cet égoïsme universel, quel ineffable bien peut faire une simple parole de tendresse, une attention délicate, un regard qui a pitié et qui vous aime! On sent alors le prix de la bonté. Et que tout le reste est pauvre, à côté!… Elle rapprochait Olivier de Mme Arnaud, plus que de son Christophe. Cependant Christophe s’obligeait à une patience méritoire; il lui cachait, par affection, ce qu’il pensait de lui. Mais Olivier, avec l’acuité de son regard que la souffrance affinait, apercevait le combat qui se livrait en son ami, et combien sa tristesse lui était à charge. C’était assez pour l’écarter à son tour de Christophe, et lui souffler l’envie de lui crier:

– Va-t’en!

Ainsi, le malheur sépare souvent les cœurs qui s’aiment. Comme le vanneur trie le grain, il range d’un côté ce qui veut vivre, de l’autre ce qui veut mourir. Terrible loi de vie, plus forte que l’amour! La mère qui voit mourir son fils, l’ami qui voit son ami se noyer, – s’ils ne peuvent les sauver, n’en continuent pas moins de se sauver soi-mêmes, ils ne meurent pas avec eux. Et pourtant, ils les aiment mille fois mieux que leur vie…

Malgré son grand amour, Christophe était obligé de fuir Olivier. Il était très fort, il se portait trop bien, il étouffait dans cette peine sans air. Qu’il était honteux de lui! Il enrageait de ne pouvoir rien pour son ami; et comme il avait besoin de se venger sur quelqu’un, il en voulait à Jacqueline. En dépit des paroles clairvoyantes de Mme Arnaud, il continuait de la juger durement, comme il sied à une âme jeune, violente et entière, qui n’a pas encore assez appris de la vie, pour n’être pas impitoyable envers ses faiblesses.

Il allait voir Cécile et l’enfant qui lui était confié. Cécile était transfigurée par sa maternité d’emprunt; elle paraissait toute jeune, heureuse, affinée, attendrie. Le départ de Jacqueline n’avait pas fait naître en elle un espoir inavoué de bonheur. Elle savait que le souvenir de Jacqueline éloignait d’elle Olivier plus encore que Jacqueline présente. D’ailleurs, le souffle qui l’avait troublée était passé: c’était un moment de crise, que la vue de l’égarement de Jacqueline avait contribué à dissiper; elle était rentrée dans son calme habituel, et elle ne comprenait plus très bien ce qui l’en avait fait sortir. Le meilleur de son besoin d’aimer trouvait à se satisfaire dans l’amour de l’enfant. Avec le merveilleux pouvoir d’illusion – l’intuition – de la femme, elle retrouvait celui qu’elle aimait, au travers de ce petit être; ainsi, elle l’avait faible et livré, tout à elle: il lui appartenait; et elle pouvait l’aimer, passionnément l’aimer d’un amour aussi pur que l’étaient le cœur de cet innocent et ses limpides yeux bleus, gouttelettes de lumière… Non qu’il ne se mêlât à sa tendresse un regret mélancolique. Ah! ce n’est jamais la même chose qu’un enfant de notre sang!… Mais c’est bon, tout de même.

Christophe regardait maintenant Cécile avec d’autres yeux. Il se rappelait un mot ironique de Françoise Oudon:

– Comment se fait-il que toi et Philomèle, qui seriez si bien faits pour être mari et femme, vous ne vous aimiez pas?

Mais Françoise, mieux que Christophe, en savait la raison: quand on est un Christophe, il est rare qu’on aime qui peut vous faire du bien; on aime plutôt qui peut vous faire du mal. Les contraires s’attirent; la nature cherche sa destruction, elle va à la vie intense qui se brûle, de préférence à la vie prudente qui s’économise. Et l’on a raison, quand on est un Christophe, dont la loi n’est pas de vivre le plus longtemps possible mais le plus fort.

Christophe cependant, moins pénétrant que Françoise, se disait que l’amour est une force inhumaine. Il met ensemble ceux qui ne peuvent se souffrir. Il rejette ceux qui sont de même sorte. Ce qu’il inspire est peu de chose, au prix de ce qu’il détruit. Heureux, il dissout la volonté. Malheureux, il brise le cœur. Quel bien fait-il jamais?

Et comme il médisait ainsi de l’amour, il vit son sourire tendre et ironique, qui lui disait:

– Ingrat!

*

Christophe n’avait pu se dispenser de venir encore à une soirée de l’ambassade d’Autriche. Philomèle chantait les lieder de Schubert, de Hugo Wolf, et de Christophe. Elle était heureuse de son succès et de celui de son ami, maintenant fêté par l’élite. Même dans le grand public, le nom de Christophe s’imposait; les Lévy-Cœur n’avaient plus le droit de feindre de l’ignorer. Ses œuvres étaient jouées aux concerts; il avait une pièce reçue à l’Opéra-Comique. D’invisibles sympathies s’intéressaient à lui. Le mystérieux ami, qui plus d’une fois avait travaillé pour lui, continuait de seconder ses désirs. Plus d’une fois, Christophe avait senti cette main affectueuse, qui l’aidait en ses démarches: quelqu’un veillait sur lui, et se cachait jalousement. Christophe avait tâché de le découvrir; mais il semblait que l’ami se fût dépité de ce que Christophe n’eût pas cherché plus tôt à le connaître, et il restait insaisissable. Christophe était distrait d’ailleurs par d’autres préoccupations: il pensait à Olivier; il pensait à Françoise; le matin même, il venait de lire dans un journal qu’elle était tombée gravement malade à San Francisco: il se la représentait seule, dans une ville étrangère, dans une chambre d’hôtel se refusant à voir personne, à écrire à ses amis, serrant les dents, attendant, seule, la mort.

Obsédé par ces pensées, il évitait le monde; et il s’était retiré dans un petit salon à l’écart. Adossé au mur, dans un retrait à demi dans l’ombre derrière un rideau de plantes vertes et de fleurs, il écoutait la belle voix de Philomèle, élégiaque et chaude, qui chantait Le Tilleul de Schubert; et la pure musique faisait monter la mélancolie des souvenirs. En face de lui, au mur, une grande glace reflétait les lumières et la vie du salon voisin. Il ne la voyait pas: il regardait en lui; et il avait devant les yeux un brouillard de larmes… Soudain, comme le vieil arbre de Schubert qui frissonne il se mit à trembler, sans raison. Il resta quelques secondes ainsi, très pâle, sans bouger. Puis, le voile de ses yeux se dissipant, il vit devant lui, dans la glace, «l’amie» qui le regardait… L’amie? Qui était-elle? Il ne savait rien de plus, sinon qu’elle était l’amie, et qu’il la connaissait; et, les yeux attachés à ses yeux, appuyé contre le mur, il continuait de trembler. Elle souriait. Il ne voyait ni le dessin de son visage et de son corps, ni la nuance de ses yeux, ni si elle était grande ou petite, et comment habillée. Une seule chose il voyait: la divine bonté de son sourire compatissant.

Et ce sourire subitement évoqua en Christophe un souvenir disparu de sa petite enfance… Il avait six à sept ans, il était à l’école, il était malheureux, il venait d’être humilié et battu par des camarades plus âgés et plus forts, tous se moquaient de lui, et le maître l’avait injustement puni; accroupi dans un coin, délaissé, tandis que les autres jouaient, il pleurait tout bas. Une petite fille mélancolique qui ne jouait pas avec les autres, – (il la revoyait en ce moment, lui qui n’y avait jamais pensé, depuis: elle était courte de taille, la tête grosse, les cheveux et les cils d’un blond tout à fait blanc, les yeux d’un bleu très pâle, les joues larges et blêmes, les lèvres gonflées, la figure un peu bouffie, et de petites mains rouges), – elle était venue près de lui, elle s’était arrêtée, son pouce dans sa bouche, et l’avait regardé pleurer; puis, elle avait mis sa menotte sur la tête de Christophe, et elle lui avait dit, timidement, précipitamment, avec le même sourire compatissant: