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Elle n’avait pas vingt ans. Elle était de famille catholique, riche, distinguée, d’esprit libre. Son père, ingénieur intelligent, inventif et débrouillard, ouvert aux idées nouvelles, avait fait sa fortune, grâce à son travail, ses relations politiques, et son mariage. Mariage d’amour et d’argent – (le seul vrai mariage d’amour pour ces gens-là) – avec une jolie femme, très parisienne, du monde de la finance. L’argent était resté; l’amour était parti. Il s’en était conservé pourtant quelques étincelles: car il avait été vif, de part et d’autre; mais ils ne se piquaient pas d’une fidélité exagérée. Chacun allait à ses affaires et à ses plaisirs; et ils s’entendaient ensemble, en bons camarades égoïstes, sans scrupules, et prudents.

Leur fille était entre eux un lien, tout en faisant l’objet d’une rivalité sourde: car ils l’aimaient jalousement. Chacun se retrouvait en elle, avec ses défauts préférés, qu’idéalisait la grâce de l’enfance; et il cherchait sournoisement à la dérober à l’autre. L’enfant n’avait pas manqué de le sentir, avec la candeur rouée de ces petits êtres qui n’ont que trop de tendance à croire que l’univers gravite autour d’eux; et elle en tira parti. Elle provoquait entre eux une surenchère d’affection. Il n’était pas un caprice qu’elle ne fut certaine de voir favoriser par l’un, si l’autre le refusait; et l’autre était si vexé d’avoir été distancé qu’aussitôt il offrait encore plus que le premier n’avait accordé. Elle avait été indignement gâtée; et il était heureux que sa nature n’eût rien de mauvais, – si ce n’était l’égoïsme, commun à presque tous les enfants, mais qui, chez les enfants trop choyés et trop riches, prend des formes maladives qu’il doit à l’absence d’obstacles.

M. et Mme Langeais, qui l’adoraient, se seraient pourtant bien gardés de lui rien sacrifier de leurs convenances personnelles. Ils laissaient l’enfant seule, une grande partie du jour. Le temps ne lui manquait point pour songer. Précoce et vite avertie par les propos imprudents, tenus en sa présence, – (car on ne se gênait guère), – quand elle avait six ans, elle racontait à ses poupées de petites histoires d’amour, dont les personnages étaient le mari, la femme et l’amant. Il va de soi qu’elle n’y entendait pas malice. Du jour où elle entrevit sous les mots l’ombre d’un sentiment, ce fut fini pour les poupées: elle garda ses histoires pour elle. Elle avait un fonds de sensualité innocente, qui résonnait dans le lointain comme des cloches invisibles, là-bas, de l’autre côté de l’horizon. Par moments, le vent lui en apportait des bouffées; cela sortait on ne savait d’où, on en était enveloppé, on se sentait rougir, la respiration vous manquait, de peur et de plaisir. On n’y comprenait rien. Et puis, cela disparaissait, comme cela était venu. Rien ne s’entendait plus. À peine un bourdonnement, une résonance imperceptible, diluée dans l’air bleu. On savait seulement que c’était là-bas, de l’autre côté de la montagne, et que là-bas il fallait aller, aller le plus vite possible: là-bas était le bonheur. Ah! Pourvu qu’on arrivât!…

En attendant qu’on y fût parvenu, on se faisait d’étranges idées sur ce qu’on trouverait. Car la grande affaire, pour l’intelligence de cette petite fille, était de le deviner. Elle avait une amie de son âge, Simone Adam, avec qui elle s’entretenait de ces graves sujets. Chacune apportait ses lumières, son expérience de douze ans, les conversations entendues et les lectures butinées en cachette. Dressées sur la pointe des pieds, et s’accrochant aux pierres, les deux fillettes s’évertuaient à voir par-dessus le vieux mur qui leur cachait l’avenir. Mais elles avaient beau faire, et prétendre qu’elles voyaient à travers les fissures: elles ne voyaient rien du tout. Elles étaient un mélange de candeur, de polissonnerie poétique, et d’ironie parisienne. Elles disaient des choses énormes, sans s’en douter; et de choses toutes simples elles se faisaient des mondes. Jacqueline, qui furetait partout sans que personne y trouvât à redire, fourrait son petit nez dans tous les livres de son père. Heureusement, elle était protégée contre les mauvaises rencontres par son innocence même et son instinct de petite fille très propre: il suffisait d’une scène ou d’un mot un peu crus pour la dégoûter; tout de suite, elle laissait le livre, et passait au milieu des compagnies infâmes, comme une chatte effarouchée parmi les flaques d’eau sale, – sans une éclaboussure.

Les romans l’attiraient peu: ils étaient trop précis et trop secs. Ce qui lui faisait battre le cœur d’émoi et d’espérance, c’étaient les livres des poètes, – ceux qui parlaient d’amour, bien entendu. Ils se rapprochaient un peu de sa mentalité de petite fille. Ils ne voyaient pas les choses, ils les imaginaient, à travers le prisme du désir ou du regret; ils avaient l’air de regarder, comme elle, par les fentes du vieux mur. Mais ils savaient bien plus de choses, ils savaient toutes les choses qu’il s’agissait de savoir, et ils les enveloppaient de mots très doux et mystérieux, qu’il fallait démailloter avec d’infinies précautions, pour trouver… pour trouver… Ah! l’on ne trouvait rien, mais l’on était toujours sur le point de trouver…

Les deux curieuses ne se lassaient point. Elles se répétaient, à mi-voix, avec un petit frisson, des vers d’Alfred de Musset ou de Sully-Prudhomme, où elles imaginaient des abîmes de perversité; elles les copiaient; elles s’interrogeaient sur le sens caché de passages, qui parfois n’en avaient pas. Ces petites bonnes femmes de treize ans, innocentes et effrontées, qui ne savaient rien de l’amour, discutaient, moitié rieuses, moitié sérieuses, sur l’amour et la volupté; et elles griffonnaient sur leur buvard, en classe, sous l’œil paterne du professeur, – un vieux papa très doux et très poli, – des vers comme ceux qu’il saisit un jour et dont il fut suffoqué:

Laissez, oh! laissez-moi vous tenir enlacées,

Boire dans vos baisers des amours insensées,

Goutte à goutte et longtemps!…

Elles suivaient les cours d’une institution richement achalandée, dont les professeurs étaient des maîtres de l’Université. Elles y trouvèrent l’emploi de leurs aspirations sentimentales. Presque toutes ces petites filles étaient amoureuses de leurs professeurs. Il suffisait qu’ils fussent jeunes et pas trop mal tournés, pour faire des ravages dans les cœurs. Elles travaillaient comme des anges, pour se faire bien voir de leur sultan. C’étaient des pleurs, quand, aux compositions, on était mal classée par lui. S’il faisait des éloges, on rougissait, on pâlissait, on lui décochait des œillades reconnaissantes et coquettes. Et s’il vous appelait à part, pour donner des conseils ou faire des compliments, c’était le paradis. Il n’était pas besoin d’être un aigle pour leur plaire. À la leçon de gymnastique, quand le professeur prenait Jacqueline dans ses bras pour la suspendre au trapèze, elle en avait une petite fièvre. Et quelle émulation enragée! Quels transports de jalousie! Quels coups d’œil humbles et enjôleurs au maître, pour tâcher de le reprendre à une insolente rivale! Au cours, lorsqu’il ouvrait la bouche pour parler, les plumes et les crayons se précipitaient pour le suivre. Elles ne cherchaient pas à comprendre, la grande affaire était de ne pas perdre une syllabe. Et tandis qu’elles écrivaient, écrivaient, sans que leur regard curieux cessât de détailler furtivement la figure et les gestes de l’idole, Jacqueline et Simone se demandaient tout bas:

– Crois-tu qu’il serait bien, avec une cravate à pois bleus?