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Romain Rolland

Jean-Christophe Tome X

La Nouvelle Journ?e

La vie passe. Le corps et l’?me s’?coulent comme un flot. Les ans s’inscrivent sur la chair de l’arbre qui vieillit. Le monde entier des formes s’use et se renouvelle. Toi seule ne passes pas, immortelle Musique. Tu es la mer int?rieure. Tu es l’?me profonde. Dans tes prunelles claires, la vie ne mire pas son visage morose. Au loin de toi s’enfuient, troupeau de nu?es, les jours br?lants, glac?s, fi?vreux, que l’inqui?tude chasse, que jamais rien ne fixe. Toi seule ne passes pas. Tu es en dehors du monde. Tu es un monde, ? toi seule. Tu as ton soleil, qui m?ne ta ronde des plan?tes, ta gravitation, tes nombres et tes lois. Tu as la paix des ?toiles, qui tracent dans le champ des espaces nocturnes leur sillon lumineux, – charrues d’argent que m?ne l’invisible bouvier.

Musique, amie sereine, ta lumi?re lunaire est douce aux yeux fatigu?s par le brutal ?clat du soleil d’ici-bas. L’?me qui se d?tourne de l’abreuvoir commun, o? les hommes pour boire remuent la vase avec leurs pieds, se presse sur ton sein et suce ? tes mamelles le ruisseau de lait du r?ve. Musique, vierge m?re, qui portes en ton corps immacul? toutes les passions, qui contiens dans le lac de tes yeux couleur de joncs, couleur de l’eau vert-p?le qui coule des glaciers, tout le bien, tout le mal, – tu es par del? le mal, tu es par del? le bien; qui chez toi fait son nid vit en dehors des si?cles; la suite de ses jours ne sera qu’un seul jour; et la mort qui tout mord s’y brisera les dents.

Musique qui ber?as mon ?me endolorie, Musique qui me l’as rendue calme, ferme et joyeuse, – mon amour et mon bien, – je baise ta bouche pure, dans tes cheveux de miel je cache mon visage, j’appuie mes paupi?res qui br?lent sur la paume douce de tes mains. Nous nous taisons, nos yeux sont clos, et je vois la lumi?re ineffable de tes yeux, et je bois le sourire de ta bouche muette; et blotti sur ton c?ur, j’?coute le battement de la vie ?ternelle.

PREMI?RE PARTIE

Christophe ne compte plus les ann?es qui s’enfuient. Goutte ? goutte, la vie s’en va. Mais sa vie est ailleurs. Elle n’a plus d’histoire. Son histoire, c’est l’?uvre qu’il cr?e. Le chant incessant de la source Musique remplit l’?me et la rend insensible au fracas du dehors.

Christophe a vaincu. Son nom s’est impos?. Ses cheveux ont blanchi. L’?ge est venu. Il ne s’en soucie point; son c?ur est toujours jeune; il n’a rien abdiqu? de sa force et de sa foi. Il a de nouveau le calme; mais ce n’est plus le m?me qu’avant d’avoir pass? par le Buisson Ardent. Il garde au fond de lui le tremblement de l’orage et de ce que la mer soulev?e lui a montr? de l’ab?me. Il sait que nul ne doit se vanter d’?tre ma?tre de soi -qu’avec la permission de Dieu qui r?gne dans la bataille. Il porte en son ?me deux ?mes. L’une est un haut plateau, battu des vents et des nuages. L’autre, qui la domine, est un sommet neigeux qui baigne dans la lumi?re. On n’y peut s?journer; mais quand on est glac? par les brouillards d’en bas, on conna?t le chemin qui monte vers le soleil. Dans son ?me de brume, Christophe n’est jamais seul. Il sent aupr?s de lui la pr?sence de la robuste amie, sainte C?cile, aux yeux larges qui ?coutent le ciel; et, comme l’ap?tre Paul, – dans le tableau de Rapha?l, – qui se tait et qui songe, appuy? sur l’?p?e, il ne s’irrite plus, il ne pense plus ? combattre; il ?difie son r?ve.

Il ?crivait surtout, dans cet ?ge de sa vie, des compositions pour clavier et pour musique de chambre. On y est bien plus libre d’oser davantage; il y a moins d’interm?diaires entre la pens?e et sa r?alisation: celle-l? n’a pas eu le temps de s’affaiblir en route. Frescobaldi, Couperin, Schubert et Chopin, par leurs t?m?rit?s d’expression et de style ont devanc? de cinquante ans les r?volutionnaires de l’orchestre. De la p?te sonore que p?trissaient les fortes mains de Christophe sortaient des agglom?rations harmoniques inconnues, des successions d’accords vertigineux, issus des plus lointaines parent?s de sons accessibles ? la sensibilit? d’aujourd’hui; ils exer?aient sur l’esprit un envo?tement sacr?. – Mais il faut du temps au public pour s’habituer aux conqu?tes qu’un grand artiste rapporte de ses plong?es au fond de l’oc?an. Bien peu suivaient Christophe dans l’audace de ses derni?res compositions. Sa gloire ?tait due toute ? ses premi?res ?uvres. Le sentiment de l’incompr?hension publique dans le succ?s, plus p?nible encore que dans l’insucc?s, car elle para?t sans rem?de, avait aggrav? chez Christophe, depuis la mort de son unique ami, une tendance un peu morbide ? s’isoler du monde.

Cependant, les portes de l’Allemagne s’?taient rouvertes ? lui. En France, l’oubli ?tait tomb? sur la tragique ?chauffour?e. Il ?tait libre d’aller o? il voulait. Mais il avait peur des souvenirs qui l’attendaient, ? Paris. Et bien qu’il f?t rentr? pour quelques mois en Allemagne, bien qu’il y rev?nt de temps en temps, pour diriger des ex?cutions de ses ?uvres, il ne s’y ?tait point fix?. Trop de choses l’y blessaient. Elles n’?taient pas sp?ciales ? l’Allemagne; il les trouvait ailleurs. Mais on est plus exigeant pour son pays que pour un autre, et on souffre davantage de ses faiblesses. Au reste, il ?tait vrai que l’Allemagne portait la plus lourde charge des p?ch?s de l’Europe. Quand on a la victoire, on en est responsable, on contracte une dette envers ceux qu’on a vaincus; on prend l’engagement tacite de marcher devant eux, de leur montrer le chemin. Louis XIV vainqueur apportait ? l’Europe la splendeur de la raison fran?aise. Quelle lumi?re l’Allemagne de Sedan a-t-elle apport?e au monde? L’?clair des ba?onnettes? Une pens?e sans ailes, une action sans g?n?rosit?, un r?alisme brutal, qui n’a m?me pas l’excuse d’?tre sain; la force et l’int?r?t: Mars commis-voyageur. Quarante ans, l’Europe s’?tait tra?n?e dans la nuit, sous la peur. Le soleil ?tait cach? sous le casque du vainqueur. Si des vaincus trop faibles pour soulever l’?teignoir n’ont droit qu’? une piti?, m?l?e d’un peu de m?pris, quel sentiment m?rite l’homme au casque?

Depuis peu, le jour commen?ait ? rena?tre; des trou?es de lumi?re passaient par les fissures. Pour ?tre des premiers ? voir le soleil, Christophe ?tait sorti de l’ombre du casque; il revenait volontiers dans le pays dont il avait ?t? nagu?re l’h?te forc?: en Suisse. Comme tant d’esprits d’alors, alt?r?s de libert?, qui suffoquaient dans le cercle ?troit des nations ennemies, il cherchait un coin de terre o? l’on p?t respirer au-dessus de l’Europe. Jadis, au temps de G?the, la Rome des libres papes ?tait l’?le o? les pens?es de toute race venaient se poser, ainsi que des oiseaux, ? l’abri de la temp?te. Maintenant, quel refuge? L’?le a ?t? recouverte par la mer, Rome n’est plus. Les oiseaux se sont enfuis des Sept Collines. – Les Alpes leur demeurent. L? se maintient (pour combien de temps encore?), au milieu de l’Europe avide, l’?lot des Vingt-quatre Cantons. Certes, il ne rayonne point le mirage po?tique de la Ville S?culaire; l’histoire n’y a point m?l? ? l’air que l’on respire l’odeur des dieux et des h?ros; mais une puissante musique monte de la Terre nue; les lignes des montagnes ont des rythmes h?ro?ques; et plus qu’ailleurs, ici, l’on se sent en contact avec les forces ?l?mentaires. Christophe n’y venait point chercher un plaisir romantique. Un champ, quelques arbres, un ruisseau, le grand ciel, lui eussent suffi pour vivre. Le calme visage de sa terre natale lui ?tait plus fraternel que la Gigantomachie Alpestre. Mais il ne pouvait oublier qu’ici, il avait recouvr? sa force; ici, Dieu lui ?tait apparu dans le Buisson Ardent; il n’y retournait jamais sans un fr?missement de gratitude et de foi. Il n’?tait pas le seul. Que de combattants de la vie, que la vie a meurtris, ont retrouv? sur ce sol l’?nergie n?cessaire pour reprendre le combat et pour y croire encore!

? vivre dans ce pays, il avait appris ? le conna?tre. La plupart de ceux qui passent n’en voient que les verrues: la l?pre des h?tels, qui d?shonore les plus beaux traits de cette robuste terre, ces villes d’?trangers, monstrueux entrep?t o? le peuple gras du monde vient acheter la sant?, ces mangeoires de tables d’h?te, ces ignobles g?chages de viandes jet?es dans la fosse aux b?tes, ces musiques de casinos dont le bruit accompagne celui des petits chevaux, ces pitres italiens dont les braillements d?go?tants font p?mer d’aise les riches imb?ciles qui s’ennuient, la sottise des ?talages de boutiques: ours de bois, chalets, bibelots niais, servilement r?p?t?s, sans aucune invention, les honn?tes libraires aux brochures scandaleuses, – toute la bassesse morale de ces milieux o? s’engouffrent, chaque ann?e, sans plaisir, les millions de ces oisifs, incapables de trouver des amusements plus relev?s que ceux de la canaille, ni simplement aussi vifs.

Et ils ne connaissent rien de la vie de ce peuple, qui est leur h?te. Ils ne se doutent pas des r?serves de force morale et de libert? civique qui s’y sont amass?es, depuis des si?cles, des charbons de l’incendie de Calvin et de Zwingli, qui br?lent encore sous la cendre, du vigoureux esprit d?mocratique qu’ignorera toujours la R?publique napol?onienne, de cette simplicit? d’institutions et de cette largesse d’?uvres sociales, de l’exemple donn? au monde par ces ?tats-unis des trois races principales d’Occident, miniature de l’Europe de l’avenir. Ils ignorent encore plus la Daphn? qui se cache sous cette dure ?corce, le r?ve fulgurant et sauvage de B?cklin, le rauque h?ro?sme de Hodler, la sereine bonhomie et la verte franchise de Gottfried Keller, l’?pop?e Titanique, la lumi?re Olympienne du grand a?de Spitteler, les traditions vivantes des f?tes populaires, et la s?ve de printemps qui travaille l’arbre rude et antique: tout cet art encore jeune, qui tant?t r?pe la langue, comme les fruits pierreux des poiriers sauvages, tant?t a la fadeur sucr?e des myrtils noirs et bleus, mais du moins sent la terre, est l’?uvre d’autodidactes qu’une culture archa?que ne s?pare point de leur peuple et qui lisent, avec lui, dans le m?me livre de vie.