Выбрать главу

«Ce n’est pas que beaucoup de choses ne me d?plaisent ici. J’ai retrouv? mes vieilles connaissances de la foire sur la Place, qui m’ont jadis caus? tant de saintes col?res. Ils n’ont gu?re chang?. Mais moi, h?las! j’ai chang?. Je n’ose plus ?tre s?v?re. Quand je me sens l’envie de juger durement l’un d’entre eux, je me dis: «Tu n’en as pas le droit. Tu as fait pis que ces hommes, toi qui te croyais fort.» J’ai appris aussi ? voir que rien n’existait d’inutile, et que les plus vils ont leur r?le dans le plan de la trag?die. Les dilettantes d?prav?s, les f?tides amoralistes, ont accompli leur t?che de termites: il fallait d?molir la masure branlante, avant de r??difier. Les Juifs ont ob?i ? leur mission sacr?e, qui est de rester, ? travers les autres races, le peuple ?tranger, le peuple qui tisse, d’un bout ? l’autre du monde, le r?seau de l’unit? humaine. Ils abattent les barri?res intellectuelles des nations, pour faire le champ libre ? la Raison divine. Les pires corrupteurs, les destructeurs ironiques qui ruinent nos croyances du pass?, qui tuent nos morts bien-aim?s, travaillent, sans le savoir, ? l’?uvre sainte, ? la nouvelle vie. C’est de la m?me fa?on que l’int?r?t f?roce des banquiers cosmopolites, au prix de combien de d?sastres! ?difie, qu’ils le veuillent ou non, l’unit? future du monde, c?te ? c?te avec les r?volutionnaires qui les combattent, et bien plus s?rement que les niais pacifistes.

«Vous le voyez, je vieillis. Je ne mords plus. Mes dents sont us?es. Quand je vais au th??tre, je ne suis plus de ces spectateurs na?fs qui apostrophent les acteurs et insultent le tra?tre.

«Gr?ce tranquille, je ne vous parle que de moi; et pourtant je ne pense qu’? vous. Si vous saviez combien mon moi m’importune! Il est oppressif et absorbant. C’est un boulet, que Dieu m’a attach? au cou. Comme j’aurais voulu le d?poser ? vos pieds! Mais le triste cadeau!… Vos pieds sont faits pour fouler la terre douce et le sable qui chante sous les pas. Je les vois, ces chers pieds, nonchalamment qui passent sur les pelouses parsem?es d’an?mones… (?tes-vous retourn?e ? la villa Doria?)… Les voici d?j? las! Je vous vois maintenant ? demi ?tendue dans votre retraite favorite, au fond de votre salon, accoud?e, tenant un livre que vous ne lisez pas. Vous m’?coutez avec bont?, sans faire bien attention ? ce que je vous dis: car je suis ennuyeux; et, pour prendre patience, de temps en temps, vous retournez ? vos propres pens?es; mais vous ?tes courtoise et, veillant ? ne pas me contrarier, lorsqu’un mot par hasard vous fait revenir de tr?s loin, vos yeux distraits se h?tent de prendre un air int?ress?. Et moi, je suis aussi loin que vous de ce que je dis; moi aussi, j’entends ? peine le bruit de mes paroles; et tandis que j’en suis le reflet sur votre beau visage, j’?coute au fond de moi de tout autres paroles, que je ne vous dis pas. Celles-l?, Gr?ce tranquille, tout au rebours des autres, vous les entendez bien; mais vous faites semblant de ne pas les entendre.

«Adieu. Je crois que vous me reverrez, sous peu. Je ne languirai pas ici. Qu’y ferais-je, ? pr?sent que mes concerts sont donn?s? – J’embrasse vos enfants, sur leurs bonnes petites joues. L’?toffe en est la v?tre. Il faut bien se contenter!…

Christophe.»

*

«Gr?ce tranquille» r?pondit:

«Mon ami, j’ai re?u votre lettre dans le petit coin du salon, que vous vous rappelez si bien; et je vous ai lu, comme je sais lire, en laissant de temps en temps votre lettre reposer, et en faisant comme elle. Ne vous moquez pas! C’?tait afin qu’elle dur?t plus longtemps. Ainsi nous avons pass? toute une apr?s-midi. Les enfants m’ont demand? ce que je lisais toujours. J’ai dit que c’?tait une lettre de vous. Aurora a regard? le papier, avec commis?ration, et elle a dit: «Comme ?a doit ?tre ennuyeux d’?crire une si longue lettre!» J’ai t?ch? de lui faire comprendre que ce n’?tait pas un pensum que je vous avais donn?, mais une conversation que nous avions ensemble. Elle a ?cout? sans mot dire, puis elle s’est sauv?e avec son fr?re, pour jouer dans la chambre voisine; et, quelque temps apr?s, comme Lionello ?tait bruyant, j’ai entendu Aurora qui disait: «Il ne faut pas crier; maman fait la conversation avec signor Christophe.»

«Ce que vous me dites des Fran?ais m’int?resse, et ne me surprend pas. Vous vous souvenez que je vous ai reproch? d’?tre injuste envers eux. On peut ne pas les aimer. Mais quel peuple intelligent! Il y a des peuples m?diocres, que sauve leur bon c?ur ou leur vigueur physique. Les Fran?ais sont sauv?s par leur intelligence. Elle lave toutes leurs faiblesses. Elle les r?g?n?re. Quand on les croit tomb?s, abattus, pervertis, ils retrouvent une nouvelle jeunesse dans la source perp?tuellement jaillissante de leur esprit.

«Mais il faut que je vous gronde. Vous me demandez pardon de ne me parler que de vous. Vous ?tes un ingannatore [3]. Vous ne me dites rien de vous. Rien de ce que vous avez fait. Rien de ce que vous avez vu. Il a fallu que ma cousine Colette – (pourquoi n’allez-vous pas la voir?) – m’envoy?t sur vos concerts des coupures de journaux, pour que je fusse inform?e de vos succ?s. Vous ne m’en dites qu’un mot, en passant. ?tes-vous si d?tach? de tout?… Ce n’est pas vrai. Dites-moi que cela vous fait plaisir!… Cela doit vous faire plaisir, d’abord parce que cela me fait plaisir. Je n’aime pas ? vous voir un air d?sabus?. Le ton de votre lettre ?tait m?lancolique. Il ne faut pas… C’est bien, que vous soyez plus juste pour les autres. Mais ce n’est pas une raison pour vous accabler, comme vous faites, en disant que vous ?tes pire que les pires d’entre eux. Un bon chr?tien vous louerait. Moi, je vous dis que c’est mal. Je ne suis pas un bon chr?tien. Je suis une bonne Italienne, qui n’aime pas qu’on se tourmente avec le pass?. Le pr?sent suffit bien. Je ne sais pas au juste tout ce que vous avez pu faire jadis. Vous m’en avez dit quelques mots, et je crois avoir devin? le reste. Ce n’?tait pas tr?s beau; mais vous ne m’en ?tes pas moins cher. Pauvre Christophe, une femme n’arrive pas ? mon ?ge sans savoir qu’un brave homme est bien faible souvent! Si on ne savait sa faiblesse, on ne l’aimerait pas autant. Ne pensez plus ? ce que vous avez fait. Pensez ? ce que vous ferez. ?a ne sert ? rien de se repentir. Se repentir, c’est revenir en arri?re. Et en bien comme en mal, il faut toujours avancer. Sempre avanti, Savoia!… Si vous croyez que je vais vous laisser revenir ? Rome! Vous n’avez rien ? faire ici. Restez ? Paris, cr?ez, agissez, m?lez-vous ? la vie artistique. Je ne veux pas que vous renonciez. Je veux que vous fassiez de belles choses, je veux qu’elles r?ussissent, je veux que vous soyez fort, pour aider les jeunes Christophes nouveaux, qui recommencent les m?mes luttes et passent par les m?mes ?preuves. Cherchez-les, aidez-les, soyez meilleur pour vos cadets que vos a?n?s n’ont ?t? pour vous. – Et enfin, je veux que vous soyez fort, afin que je sache que vous ?tes fort: vous ne vous doutez pas de la force que cela me donne ? moi-m?me.

«Je vais presque chaque jour, avec les petits, ? la villa Borgh?se. Avant-hier, nous avons ?t?, en voiture, ? Ponte Molle, et nous avons fait ? pied le tour de Monte Mario. Vous calomniez mes pauvres jambes. Elles sont f?ch?es contre vous. – «Qu’est-ce qu’il dit, ce monsieur, que nous sommes tout de suite lasses, pour avoir fait dix pas ? la villa Doria? Il ne nous conna?t point. Si nous n’aimons pas trop ? nous donner de la peine, c’est que nous sommes paresseuses, ce n’est pas que nous ne pouvons pas…» Vous oubliez, mon ami, que je suis une petite paysanne…

«Allez voir ma cousine Colette. Lui en voulez-vous encore? C’est une bonne femme, au fond. Et elle ne jure plus que par vous. Il para?t que les Parisiennes sont folles de votre musique. Il ne tient qu’? mon ours de Berne d’?tre un lion de Paris. Avez-vous re?u des lettres? Vous a-t-on fait des d?clarations? Vous ne me parlez d’aucune femme. Seriez-vous amoureux? Racontez-moi. Je ne suis pas jalouse.

Votre amie G.»

*

– «Si vous croyez que je vous sais gr? de votre derni?re phrase! Pl?t ? Dieu, Gr?ce moqueuse, que vous fussiez jalouse! Mais ne comptez pas sur moi, pour vous apprendre ? l’?tre. Je n’ai aucun b?guin pour ces folles Parisiennes, comme vous les appelez. Folles? Elles voudraient bien l’?tre. C’est ce qu’elles sont le moins. N’esp?rez pas qu’elles me tournent la t?te. Il y aurait peut-?tre plus de chances pour cela, si elles ?taient indiff?rentes ? ma musique. Mais il est trop vrai, elles l’aiment; et le moyen de garder des illusions! Lorsque quelqu’un vous dit qu’il vous comprend, c’est alors qu’on est s?r qu’il ne vous comprendra jamais…