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Christophe contemplait longuement le beau visage de l’amie; il y lisait bien des choses du pass? et de l’avenir. Durant les longues ann?es o? il avait v?cu seul, voyageant, parlant peu, mais regardant beaucoup, il avait acquis une divination du visage f?minin, cette langue riche et complexe que des si?cles ont form?e. Mille fois plus complexe que le langage parl?. La race s’exprime en elle… Contrastes perp?tuels entre les lignes d’une figure et les mots qu’elle dit! Tel profil de jeune femme, au dessin net, un peu sec, ? la fa?on de Burne-Jones, tragique, comme rong? par une passion secr?te, une jalousie, une douleur shakespearienne… Elle parle: c’est une petite bourgeoise, sotte comme un panier, coquette et ?go?ste avec m?diocrit?, n’ayant aucune id?e des redoutables forces inscrites dans sa chair. Cependant cette passion, cette violence sont en elle. Sous quelle forme se traduiront-elles, un jour? Sera-ce par une ?pret? au gain, une jalousie conjugale, une belle ?nergie, une m?chancet? maladive? On ne sait. Il se peut m?me qu’elle les transmette ? un autre de son sang, avant que soit venue l’heure de l’explosion. Mais c’est un ?l?ment qui plane sur la race, comme une fatalit?.

Grazia aussi portait le poids de ce trouble h?ritage, qui, de tout le patrimoine des vieilles familles, est ce qui risque le moins de se dissiper en route. Elle, du moins, le connaissait. Grande force, de savoir sa faiblesse, de se rendre, sinon ma?tre, pilote de l’?me de la race ? laquelle on est li?, qui vous emporte comme un vaisseau, – de faire son instrument de la fatalit?, de s’en servir, comme d’une voilure, qu’on tend ou cargue, suivant le vent. Lorsque Grazia fermait les yeux, elle entendait en elle plus d’une voix inqui?tante, dont le timbre lui ?tait connu. Mais dans son ?me saine, les dissonances finissaient par se fondre; elles formaient, sous la main de sa raison harmonieuse, une musique profonde et velout?e.

*

Par malheur, il ne d?pend pas de nous de transmettre ? ceux de notre sang le meilleur de notre sang.

Des deux enfants de Grazia, l’une, la fillette, Aurora, qui avait onze ans, lui ressemblait; elle ?tait moins jolie, d’une s?ve un peu rustique; elle boitait l?g?rement: c’?tait une bonne petite, affectueuse et gaie, qui avait une excellente sant?, beaucoup de bonne volont?, peu de dons naturels, sauf celui de l’oisivet?, la passion de ne rien faire. Christophe l’adorait. Il go?tait, en la voyant ? c?t? de Grazia, le charme d’un ?tre double, qu’on saisit ? la fois ? deux ?ges de sa vie… Deux fleurs d’une m?me tige: une Sainte Famille de L?onard, la Vierge et la sainte Anne, une gamme du m?me sourire. On embrasse d’un regard l’enti?re floraison d’une ?me f?minine; et cela est beau et m?lancolique: car on la voit passer… Rien de plus naturel pour un c?ur passionn? que d’aimer d’amour br?lant et chaste les deux s?urs ? la fois, ou la m?re et la fille. La femme que Christophe aimait, il e?t voulu l’aimer dans toute la suite de sa race. Chacun de ses sourires, de ses pleurs, des plis de son cher visage, n’?tait-il pas un ?tre, le ressouvenir d’une vie ?coul?e, avant que se fussent ouverts ses yeux ? la lumi?re, l’annonciateur d’un ?tre qui viendrait plus tard, quand ses beaux yeux seraient ferm?s?

Le petit gar?on, Lionello, avait neuf ans. Beaucoup plus joli que sa s?ur, et d’une race plus fine, trop fine, exsangue et us?e, il ressemblait au p?re, il ?tait intelligent, riche en mauvais instincts, caressant et dissimul?. Il avait de grands yeux bleus, de longs cheveux blonds de fille, le teint bl?me, la poitrine d?licate, une nervosit? maladive, dont il jouait, ? l’occasion, ?tant com?dien n?, ?trangement habile ? trouver le faible des gens. Grazia avait pour lui une pr?dilection, par cette pr?f?rence naturelle des m?res pour l’enfant moins bien portant, – aussi par cet attrait de femmes bonnes et honn?tes pour des fils qui ne sont ni l’un ni l’autre: (car en eux se soulage toute une part de leur vie qu’elles ont refoul?e). Et il s’y m?le encore un souvenir de l’homme qui les a fait souffrir et jouir, qu’elles ont m?pris? peut-?tre, mais aim?. Toute cette flore capiteuse de l’?me, qui pousse dans la serre obscure et ti?de du subconscient.

Malgr? l’attention de Grazia ? partager entre ses deux enfants ?galement sa tendresse, Aurora sentait la diff?rence, et elle en souffrait un peu. Christophe la devinait, elle devinait Christophe; ils se rapprochaient, d’instinct. Au lieu qu’entre Christophe et Lionello grondait une antipathie, que l’enfant d?guisait sous une exag?ration de gentillesses z?zayantes, – que Christophe repoussait, comme un sentiment honteux. Il se faisait violence; il s’effor?ait de ch?rir cet enfant d’un autre, comme si c’?tait celui qu’il lui e?t ?t? ineffablement doux d’avoir de l’aim?e. Il ne voulait pas reconna?tre la mauvaise nature de Lionello, tout ce qui lui rappelait «l’autre»; il s’appliquait ? ne trouver en lui que l’?me de Grazia. Grazia, plus clairvoyante, ne se faisait aucune illusion sur son fils; et elle ne l’en aimait que davantage.

Cependant, le mal, qui depuis des ann?es couvait chez l’enfant, ?clata. La phtisie. Grazia prit la r?solution d’aller s’enfermer avec Lionello dans un sanatorium des Alpes. Christophe demanda ? l’accompagner. Pour m?nager l’opinion, elle l’en dissuada. Il fut pein? de l’importance excessive qu’elle attachait aux conventions.

Elle partit. Elle avait laiss? sa fille chez Colette. Elle ne tarda pas ? se sentir terriblement isol?e, parmi ces malades qui ne parlent que de leur mal, dans cette nature sans piti?, dont le visage impassible se dresse au-dessus des loques humaines. Pour fuir le spectacle d?primant de ces malheureux qui, le crachoir ? la main, s’?pient les uns les autres et suivent sur le voisin les progr?s de la mort, elle quitta le Palace h?pital et elle loua un chalet o? elle ?tait seule avec son petit malade. Au lieu d’am?liorer, l’altitude aggravait l’?tat de Lionello. La fi?vre ?tait plus forte. Grazia passa des nuits d’angoisses. Christophe en ressentait au loin l’intuition aigu?, quoique son amie ne lui ?criv?t rien: car elle se raidissait dans sa fiert?; elle e?t souhait? que Christophe f?t l?; mais elle lui avait interdit de la suivre; elle ne pouvait consentir ? avouer maintenant: «Je suis trop faible, j’ai besoin de vous…»

Un soir qu’elle se tenait sur la galerie du chalet, ? cette heure du cr?puscule si cruelle pour les c?urs tourment?s, elle vit… elle crut voir sur le sentier qui montait de la station du funiculaire… Un homme marchait, d’un pas pr?cipit?; il s’arr?tait, h?sitant, le dos un peu vo?t?. Il leva la t?te et regarda le chalet. Elle se jeta ? l’int?rieur, afin qu’il ne la v?t pas; elle comprimait son c?ur avec ses mains, et, tout ?mue, elle riait. Bien qu’elle ne f?t gu?re religieuse, elle se mit ? genoux, elle cacha sa figure dans ses bras: elle avait besoin de remercier quelqu’un… Cependant, il n’arrivait pas. Elle retourna ? la fen?tre, et regarda, cach?e derri?re ses rideaux. Il s’?tait arr?t?, adoss? ? la barri?re d’un champ, pr?s de la porte du chalet. Il n’osait pas entrer. Et elle, plus troubl?e que lui, souriait, et disait tout bas:

– Viens… Viens…

Enfin, il se d?cida, et sonna. D?j?, elle ?tait ? la porte. Elle ouvrit. Il avait les yeux d’un bon chien, qui craint d’?tre battu. Il dit:

– Je suis venu… Pardon…

Elle lui dit:

– Merci!

Alors, elle lui avoua combien elle l’attendait.

Christophe l’aida ? soigner le petit, dont l’?tat empirait. Il y mit tout son c?ur. L’enfant lui t?moignait une animosit? irrit?e; il ne prenait plus la peine de la cacher; il trouvait ? dire des paroles m?chantes. Christophe attribuait tout au mal. Il avait une patience qui ne lui ?tait pas coutumi?re. Ils pass?rent au chevet de l’enfant une suite de jours p?nibles, surtout une nuit de crise, au sortir de laquelle Lionello, qui semblait perdu, fut sauv?. Et ce fut alors pour eux un bonheur si pur, – tous deux veillant le petit malade endormi, – que brusquement elle se leva, elle prit son manteau ? capuchon, elle entra?na Christophe au dehors, sur la route, dans la neige, le silence et la nuit, sous les froides ?toiles. Appuy?e ? son bras, aspirant avec enivrement la paix glac?e du monde, ils ?changeaient ? peine quelques syllabes. Nulle allusion ? leur amour. Seulement, quand ils rentr?rent, sur le pas de la porte, elle lui dit: