– Mon cher, cher ami!…
les yeux illumin?s de bonheur pour leur enfant sauv?…
Ce fut tout. Mais ils sentirent que leur lien ?tait devenu sacr?.
De retour ? Paris apr?s la longue convalescence, install?e dans un petit h?tel qu’elle avait lou? ? Passy, elle ne prit plus aucun soin de «m?nager l’opinion»; elle se sentait le courage de la braver, pour son ami. Leur vie ?tait d?sormais si intimement m?l?e qu’elle se f?t jug?e l?che de cacher l’amiti? qui les unissait, au risque – in?vitable – que cette amiti? f?t calomni?e. Elle recevait Christophe, ? toute heure du jour; elle se montrait avec lui, en promenade, au th??tre; elle lui parlait famili?rement devant tous. Personne ne doutait qu’ils ne fussent amants. Colette elle-m?me trouvait qu’ils s’affichaient trop. Grazia arr?tait les allusions, d’un sourire, et, tranquillement, passait outre.
Pourtant, elle n’avait donn? ? Christophe aucun droit nouveau sur elle. Ils n’?taient rien qu’amis; il lui parlait toujours avec le m?me respect affectueux. Mais entre eux, rien n’?tait cach?; ils se consultaient sur tout; et insensiblement, Christophe exer?ait dans la maison une sorte d’autorit? familiale: Grazia l’?coutait et suivait ses conseils. Depuis l’hiver pass? dans le sanatorium, elle n’?tait plus la m?me; les inqui?tudes et les fatigues avaient ?prouv? gravement sa sant?, jusque-l? robuste. L’?me s’en ?tait ressentie. Malgr? quelques retours des caprices d’antan, elle avait un je ne sais quoi de plus s?rieux, de plus recueilli, un plus constant d?sir d’?tre bonne, de s’instruire et de ne pas faire de peine. Elle ?tait attendrie de l’affection de Christophe, de son d?sint?ressement, de sa puret? de c?ur; et elle songeait ? lui faire, quelque jour, le grand bonheur qu’il n’osait plus r?ver: devenir sa femme.
Jamais il n’en avait reparl?, depuis le refus qu’elle lui avait oppos?; il ne se le croyait pas permis. Mais il gardait le regret de l’espoir impossible. Quelque respect qu’il e?t pour les paroles de l’amie, la fa?on d?sabus?e dont elle jugeait le mariage ne l’avait pas convaincu; il persistait ? croire que l’union de deux ?tres qui s’aiment, d’un amour profond, et pieux, est le fa?te du bonheur humain. – Ses regrets furent raviv?s par la rencontre du vieux m?nage Arnaud.
Mme Arnaud avait plus de cinquante ans. Son mari, soixante-cinq ou six. Tous deux paraissaient en avoir beaucoup plus. Lui, s’?tait ?paissi; elle, tout amincie, un peu ratatin?e; si fluette autrefois d?j?, elle n’?tait plus qu’un souffle. Ils s’?taient retir?s dans une maison de province, apr?s qu’Arnaud eut pris sa retraite. Nul lien ne les rattachait plus au si?cle que le journal qui venait, dans la torpeur de la petite ville et de leur vie qui s’endormait, leur apporter l’?cho tardif des rumeurs du monde. Ils y lurent, une fois, le nom de Christophe. Mme Arnaud lui ?crivit quelques lignes affectueuses, un peu c?r?monieuses, pour lui dire la joie qu’ils avaient de sa gloire. Aussit?t, il prit le train, sans s’annoncer.
Il les trouva dans leur jardin, assoupis sous le dais rond d’un fr?ne, par une chaude apr?s-midi d’?t?. Ils ?taient comme les deux vieux ?poux de B?cklin, qui s’endorment sous la tonnelle, la main dans la main. Le soleil, le sommeil, la vieillesse les accablent; ils tombent, ils sont d?j? plus qu’? mi-corps enfonc?s dans le r?ve d’au-del?. Et, derni?re lueur de vie, persiste jusqu’au bout leur tendresse, le contact de leurs mains, la chaleur m?l?e de leur corps qui s’?teint… – Ils eurent une grande joie de la visite de Christophe, pour tout ce qu’il leur rappelait du pass?. Ils caus?rent des jours anciens, qui de loin leurs semblaient lumineux. Arnaud se complaisait ? parler; mais il avait perdu la m?moire des noms. Mme Arnaud les lui soufflait. Elle se taisait volontiers, elle aimait mieux ?couter que parler; mais les images d’autrefois s’?taient conserv?es fra?ches, dans son c?ur silencieux; par lueurs, elles transparaissaient, comme des cailloux qui brillent dans un ruisseau. Il en ?tait une, que Christophe reconnut dans les yeux qui le regardaient, avec une affectueuse compassion; mais le nom d’Olivier ne fut pas prononc?. Le vieil Arnaud avait pour sa femme des attentions maladroites et touchantes; il ?tait soucieux qu’elle ne pr?t froid, qu’elle ne pr?t chaud; il couvait d’un amour inquiet ce cher visage fan?, dont le sourire fatigu? s’effor?ait de le rassurer. Christophe les observait, ?mu, avec un peu d’envie… Vieillir ensemble. Aimer dans sa compagne jusqu’? l’usure des ans. Se dire: «Ces petits plis, pr?s de l’?il, sur le nez, je les connais, je les ai vus se former, je sais quand ils sont venus. Ces pauvres cheveux gris, ils se sont d?color?s, jour par jour, avec moi, un peu par moi, h?las! Ce fin visage s’est gonfl? et rougi, ? la forge des fatigues et des peines qui nous ont br?l?s. Mon ?me, que je t’aime mieux encore d’avoir souffert et vieilli, avec moi! Chacune de tes rides m’est une musique du pass?.»… Charmantes vieilles gens, qui apr?s la longue veille de la vie, c?te ? c?te, vont s’endormir c?te ? c?te dans la paix de la nuit! Leur vue ?tait bienfaisante et douloureuse pour Christophe. Oh! que la vie, que la mort e?t ?t? belle, ainsi!
Quand il revit Grazia, il ne put s’emp?cher de lui raconter sa visite. Il ne lui dit pas les pens?es que cette visite avait ?veill?es. Mais elle les lut en lui. Il ?tait absorb?, en parlant. Il d?tournait les yeux; et il se taisait, par moments. Elle le regardait, elle souriait, et le trouble de Christophe se communiquait ? elle.
Ce soir-l?, quand elle se retrouva seule dans sa chambre, elle resta ? r?ver. Elle se redisait le r?cit de Christophe; mais l’image qu’elle voyait au travers n’?tait pas celle des vieux ?poux endormis sous le fr?ne: c’?tait le r?ve timide et ardent de son ami. Et son c?ur ?tait plein d’amour. Couch?e, la lumi?re ?teinte, elle pensait:
– Oui, c’est une chose absurde, absurde et criminelle, de perdre l’occasion d’un tel bonheur. Quelle joie au monde vaut celle de rendre heureux celui qu’on aime?… Quoi! Est-ce que je l’aime?
Elle se tut, ?coutant, ?mue, son c?ur qui r?pondait:
– Je l’aime.
? ce moment, une toux s?che, rauque, pr?cipit?e, ?clata dans la chambre voisine, o? dormaient les enfants. Grazia dressa l’oreille; depuis la maladie du petit, elle ?tait toujours inqui?te. Elle interrogea. Il ne r?pondit pas et continua de tousser. Elle sauta du lit, elle vint aupr?s de lui. Il ?tait irrit?, il geignait, il disait qu’il n’?tait pas bien, et il s’interrompait pour tousser.
– O? as-tu mal?
Il ne r?pondait pas; il g?missait qu’il avait mal.
– Mon tr?sor, je t’en prie, dis-moi o? tu as mal.
– Je ne sais pas.
– As-tu mal, ici?
– Oui. Non. Je ne sais pas. J’ai mal partout.
L?-dessus, il ?tait pris d’une nouvelle quinte de toux, violente, exag?r?e. Grazia ?tait effray?e; elle avait le sentiment qu’il se for?ait ? tousser; mais elle se le reprochait, en voyant le petit en sueur et haletant. Elle l’embrassait, elle lui disait de tendres paroles, il semblait se calmer; mais aussit?t qu’elle essayait de le quitter, il recommen?ait ? tousser. Elle dut rester ? son chevet, grelottante: car il ne permettait m?me pas qu’elle s’?loign?t, pour se v?tir, il voulait qu’elle lui t?nt la main; et il ne la l?cha point, jusqu’? ce que le sommeil le pr?t. Alors, elle se recoucha, glac?e, inqui?te, harass?e. Et il lui fut impossible de retrouver ses r?ves.
L’enfant avait un pouvoir singulier de lire dans la pens?e de sa m?re. On trouve assez souvent – mais ? ce degr?, rarement, – ce g?nie instinctif chez les ?tres du m?me sang: ? peine ont-ils besoin de se regarder, pour savoir ce que l’autre pense; ils le devinent, ? mille indices imperceptibles. Cette disposition naturelle, que fortifie la vie en commun, ?tait aiguis?e, chez Lionello, par une m?chancet? toujours en ?veil. Il avait la clairvoyance que donne le d?sir de nuire. Il d?testait Christophe. Pourquoi? Pourquoi un enfant prend-il en aversion tel ou tel qui ne lui a rien fait? Souvent, c’est le hasard. Il suffit que l’enfant ait commenc?, un jour, par se persuader qu’il d?teste quelqu’un pour en prendre l’habitude; et plus on le raisonne, plus il s’obstine; apr?s avoir jou? la haine, il finit par ha?r vraiment. Mais il est, d’autres fois, des raisons plus profondes qui d?passent l’esprit de l’enfant; il ne les soup?onne pas… D?s les premiers jours qu’il avait vu Christophe, le fils du comte Ber?ny avait senti de l’animosit? contre celui que sa m?re avait aim?. On e?t dit qu’il avait eu l’intuition de l’instant pr?cis o? Grazia songea ? ?pouser Christophe. ? partir de ce moment, il ne cessa plus de les surveiller. Il ?tait toujours entre eux, il refusait de quitter le salon lorsque Christophe venait; ou bien il s’arrangeait de fa?on ? faire brusquement irruption dans la pi?ce o? ils se trouvaient ensemble. Bien plus, quand sa m?re ?tait seule et pensait ? Christophe, il s’asseyait pr?s d’elle; et il l’?piait. Ce regard la g?nait, la faisait presque rougir. Elle se levait pour cacher son trouble. – Il prenait plaisir ? dire de Christophe, devant elle, des choses blessantes. Elle le priait de se taire. Il insistait. Et si elle voulait le punir, il mena?ait de se rendre malade. C’?tait une tactique dont il usait, avec succ?s, depuis l’enfance. Tout petit, un jour qu’on l’avait grond?, il avait invent?, comme vengeance, de se d?shabiller et de se coucher nu sur le carreau, afin de prendre un gros rhume. Une fois que Christophe venait d’apporter une ?uvre musicale qu’il avait compos?e pour la f?te de Grazia, Lionello s’empara du manuscrit et le fit dispara?tre. On en retrouva les lambeaux d?chir?s, dans un coffre ? bois. Grazia perdit patience; elle gronda s?v?rement l’enfant. Alors, il pleura, cria, tapa des pieds, se roula par terre; et il eut une crise de nerfs. Grazia, ?pouvant?e, l’embrassa, le supplia, promit tout ce qu’il voulut.