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Et pourtant, le petit Jeannin, joyeux, l?ger, ennemi des trouble-f?te, fougueusement ?pris du plaisir, des jeux violents, facilement dup? par la rh?torique de son temps, inclinant par vigueur de muscles et paresse d’esprit aux brutales doctrines de l’Action Fran?aise, nationaliste, royaliste, imp?rialiste, – (il ne savait pas trop) – ne respectait au fond qu’un seul homme: Christophe. Sa pr?coce exp?rience et le tact tr?s fin qu’il tenait de sa m?re lui avaient fait juger (sans que sa bonne humeur en f?t alt?r?e) le peu que valait ce monde dont il ne pouvait se passer, et la sup?riorit? de Christophe. Il se grisait en vain de mouvement et d’action, il ne pouvait pas renier l’h?ritage paternel. D’Olivier lui venaient, par brusques et brefs acc?s, une inqui?tude vague, le besoin de trouver, de fixer un but ? son action. Et d’Olivier aussi, peut-?tre, lui venait ce myst?rieux instinct qui l’attirait vers celui qu’Olivier avait aim?…

Il allait voir Christophe. Expansif et un peu bavard, il aimait ? se confier. Il ne s’inqui?tait pas de savoir si Christophe avait le temps de l’?couter. Christophe ?coutait pourtant, et il ne manifestait aucun signe d’impatience. Il lui arrivait seulement d’?tre distrait, quand la visite le surprenait au milieu d’un travail. C’?tait l’affaire de quelques minutes, pendant lesquelles l’esprit s’?vadait, pour ajouter un trait ? l’?uvre int?rieure; puis, il revenait aupr?s de Georges, qui ne s’?tait pas aper?u de l’absence. Il s’amusait de son escapade, comme quelqu’un qui rentre sur la pointe des pieds, sans qu’on l’entende. Mais Georges, une ou deux fois, le remarqua, et dit avec indignation:

– Mais tu ne m’?coutes pas!

Alors, Christophe ?tait honteux; et docilement, il se remettait ? suivre l’impatient narrateur, en redoublant d’attention, pour se faire pardonner. La narration ne manquait pas de dr?lerie; et Christophe ne pouvait s’emp?cher de rire, au r?cit de quelque fredaine: car Georges racontait tout; il ?tait d’une franchise d?sarmante.

Christophe ne riait pas toujours. La conduite de Georges lui ?tait souvent p?nible. Christophe n’?tait pas un saint; il ne se croyait le droit de faire la morale ? personne. Les aventures amoureuses de Georges, la scandaleuse dissipation de sa fortune en des sottises, n’?taient pas ce qui le choquait le plus. Ce qu’il avait le plus de peine ? pardonner, c’?tait la l?g?ret? d’esprit que Georges apportait ? ses fautes: certes, elles ne lui pesaient gu?re; il les trouvait naturelles. Il avait de la moralit? une autre conception que Christophe. Il ?tait de cette esp?ce de jeunes gens qui ne voient dans les rapports entre les sexes qu’un libre jeu, d?nu? de tout caract?re moral. Une certaine franchise et une bont? insouciante ?taient tout le bagage suffisant d’un honn?te homme. Il ne s’embarrassait pas des scrupules de Christophe. Celui-ci s’indignait. Il avait beau se d?fendre d’imposer aux autres sa fa?on de sentir, il n’?tait pas tol?rant; sa violence de nagu?re n’?tait qu’? demi dompt?e. Il ?clatait parfois. Il ne pouvait s’emp?cher de taxer de malpropret?s certaines intrigues de Georges, et il le lui disait cr?ment. Georges n’?tait pas plus patient. Il y avait entre eux des sc?nes assez vives. Ensuite, ils ne se voyaient plus pendant des semaines. Christophe se rendait compte que ces emportements n’?taient pas faits pour changer la conduite de Georges, et qu’il y a quelque injustice ? vouloir soumettre la moralit? d’une ?poque ? la mesure des id?es morales d’une autre g?n?ration. Mais c’?tait plus fort que lui: ? la premi?re occasion, il recommen?ait. Comment douter de la foi pour qui l’on a v?cu? Autant renoncer ? la vie! ? quoi sert de se guinder ? penser autrement qu’on ne pense, pour ressembler au voisin, ou pour le m?nager? C’est se d?truire soi-m?me, sans profit pour personne. Le premier devoir est d’?tre ce qu’on est. Oser dire: «Ceci est bien, cela est mal.» On fait plus de bien aux faibles, en ?tant fort, qu’en devenant faible comme eux. Soyez indulgent, si vous voulez, pour les faiblesses commises. Mais jamais ne transigez avec une faiblesse ? commettre!…

Oui; mais Georges se gardait bien de consulter Christophe sur ce qu’il allait faire: – (le savait-il lui-m?me?) – il ne lui parlait de rien que lorsque c’?tait fait. – Alors?… Alors, que restait-il, qu’? regarder le polisson, avec un muet reproche, en haussant les ?paules et souriant, comme un vieil oncle qui sait qu’on ne l’?coutera pas?

Ce jour-l?, il se faisait un silence de quelques instants. Georges regardait les yeux de Christophe, qui semblaient venir de tr?s loin. Et il se sentait tout petit gar?on devant eux. Il se voyait, comme il ?tait, dans le miroir de ce regard p?n?trant, o? s’allumait une lueur de malice; et il n’en ?tait pas tr?s fier. Christophe se servait rarement contre Georges des confidences que celui-ci venait de lui faire; on e?t dit qu’il ne les avait pas entendues. Apr?s le dialogue muet de leurs yeux, il hochait la t?te railleusement; puis, il se mettait ? raconter une histoire qui paraissait n’avoir aucun rapport avec ce qui pr?c?dait: une histoire de sa vie, ou de quelque autre vie, r?elle ou fictive. Et Georges voyait peu ? peu ressurgir, sous une lumi?re nouvelle, expos? en f?cheuse et burlesque posture, son Double (il le reconnaissait), passant par des erreurs analogues aux siennes. Impossible de ne pas rire de soi et de sa piteuse figure. Christophe n’ajoutait pas de commentaire. Ce qui faisait plus d’effet encore que l’histoire, c’?tait la puissante bonhomie du narrateur. Il parlait de lui comme des autres, avec le m?me d?tachement, le m?me humour jovial et serein. Ce calme en imposait ? Georges. C’?tait ce calme qu’il venait chercher. Quand il s’?tait d?charg? de sa confession bavarde, il ?tait comme quelqu’un qui s’?tend, et s’?tire, ? l’ombre d’un grand arbre, par une apr?s-midi d’?t?. L’?blouissement fi?vreux du jour br?lant tombait. Il sentait planer sur lui la paix des ailes protectrices. Pr?s de cet homme qui portait, avec tranquillit?, le poids d’une lourde vie, il ?tait ? l’abri de ses propres agitations. Il go?tait un repos, ? l’entendre parler. Lui non plus, il n’?coutait pas toujours; il laissait son esprit vagabonder; mais, o? qu’il s’?gar?t, le rire de Christophe ?tait autour de lui.

Cependant, les id?es de son vieil ami lui restaient ?trang?res. Il se demandait comment Christophe pouvait s’accommoder de sa solitude d’?me, se priver de toute attache ? un parti artistique, politique, religieux, ? tout groupement humain. Il le lui demandait: «N’?prouvait-il jamais le besoin de s’enfermer dans un camp?»

– S’enfermer! disait Christophe, en riant. N’est-on pas bien, dehors? Et c’est toi qui parles de te claquemurer, toi, un homme de grand air?

– Ah! ce n’est pas la m?me chose pour le corps et pour l’esprit, r?pondit Georges. L’esprit a besoin de certitude; il a besoin de penser avec les autres, d’adh?rer ? des principes admis par tous les hommes d’un m?me temps. J’envie les gens d’autrefois, ceux des ?ges classiques. Mes amis ont raison, qui veulent restaurer le bel ordre du pass?.

– Poule mouill?e! dit Christophe. Qu’est-ce qui m’a donn? des d?courag?s pareils!

– Je ne suis pas d?courag?, protesta Georges avec indignation. Aucun de nous ne l’est.

– Il faut que vous le soyez, dit Christophe, pour avoir peur de vous. Quoi! vous avez besoin d’un ordre, et vous ne pouvez pas le faire vous-m?mes? Il faut que vous alliez vous accrocher aux jupes de vos arri?re-grand’m?res! Bon Dieu! marchez tout seuls!

– Il faut s’enraciner, dit Georges, tout fier de r?p?ter un des ponts-neufs du temps.

– Pour s’enraciner, est-ce que les arbres, dis-moi, ont besoin d’?tre en caisse? La terre est l?, pour tous. Enfonces-y tes racines. Trouve tes lois. Cherche en toi.

– Je n’ai pas le temps, dit Georges.

– Tu as peur, r?p?ta Christophe.

Georges se r?volta; mais il finit par convenir qu’il n’avait aucun go?t ? regarder au fond de soi; il ne comprenait pas le plaisir qu’on y pouvait trouver: ? se pencher sur ce trou noir, on risquait d’y tomber.

– Donne-moi la main, disait Christophe.

Il s’amusait ? entr’ouvrir la trappe, sur sa vision r?aliste et tragique de la vie. Georges reculait. Christophe refermait le vantail, en riant.

– Comment pouvez-vous vivre ainsi? demandait Georges.

– Je vis, et je suis heureux, disait Christophe.

– Je mourrais, si j’?tais forc? de voir cela toujours.

Christophe lui tapait sur l’?paule:

– Voil? nos fameux athl?tes!… Eh bien, ne regarde donc pas, si tu ne te sens pas la t?te assez solide. Rien ne t’y force, apr?s tout. Va de l’avant, mon petit! Mais pour cela, qu’as-tu besoin d’un ma?tre qui te marque ? l’?paule, comme un b?tail? Quel mot d’ordre attends-tu? Il y a longtemps que le signal est donn?. Le boute-selle a sonn?, la cavalerie est en marche. Ne t’occupe que de ton cheval. ? ton rang! Et galope!

– Mais o? vais-je? dit Georges.

– O? va ton escadron, ? la conqu?te du monde. Emparez-vous de l’air, soumettez les ?l?ments, enfoncez les derniers retranchements de la nature, faites reculer l’espace, faites reculer la mort…