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Il y avait bien du charme dans l’?nigme nonchalante de ces ?mes, de ces yeux calmes et railleurs, o? dormait un tragique cach?. Mais Christophe n’?tait pas d’humeur ? le reconna?tre. Il enrageait de voir Grazia entour?e de gens du monde. Il leur en voulait, et il lui en voulait. Il la bouda, de m?me qu’il bouda Rome. Il espa?a ses visites, il se promit de repartir.

*

Il ne repartit pas. Il commen?ait de sentir, malgr? lui, l’attrait de ce monde italien, qui l’irritait.

Pour le moment, il s’isola. Il fl?na dans Rome, et autour. La lumi?re romaine, les jardins suspendus, la Campagne, que ceint, comme une ?charpe d’or, la mer ensoleill?e, lui r?v?l?rent peu ? peu le secret de la terre enchant?e. Il s’?tait jur? de ne pas faire un pas pour aller voir ces monuments morts, qu’il affectait de d?daigner; il disait en bougonnant qu’il attendrait qu’ils vinssent le trouver. Ils vinrent: il les rencontra, au hasard de ses promenades, dans la Ville au sol onduleux. Il vit, sans l’avoir cherch?, le Forum rouge, au soleil couchant, et les arches ? demi ?croul?es du Palatin, au fond desquelles l’azur profond se creuse, gouffre de lumi?re bleue. Il erra dans la Campagne immense, pr?s du Tibre rouge?tre, gras de boue, comme de la terre qui marche, – et le long des aqueducs ruin?s, gigantesques vert?bres de monstres ant?diluviens. D’?paisses masses de nu?es noires roulaient dans le ciel bleu. Des paysans ? cheval poussaient, ? coups de gaule, ? travers le d?sert, des troupeaux de grands b?ufs gris perle ? longues cornes; et, sur la voie antique, droite, poussi?reuse et nue, des p?tres ch?vre-pieds, les cuisses recouvertes de peaux velues, cheminaient en silence, avec des th?ories de petits ?nes et d’?nons. Au fond de l’horizon, la cha?ne de la Sabine, aux lignes olympiennes, d?roulait ses collines; et sur l’autre rebord de la coupe du ciel, les vieux murs de la ville, la fa?ade de Saint-Jean, surmont?e de statues qui dansaient, profilaient leurs noires silhouettes… Silence… Soleil de feu… Le vent passait sur la plaine… Sur une statue sans t?te, au bras emmaillot?, battue par les flots d’herbe, un l?zard, dont le c?ur paisible palpitait, s’absorbait, immobile, dans son repas de lumi?re. Et Christophe, la t?te bourdonnante de soleil (et quelquefois aussi de vin des Castelli), pr?s du marbre bris?, assis sur le sol noir, souriant, somnolent et baign? par l’oubli, buvait la force calme et violente de Rome. – Jusqu’? la nuit tombante. – Alors, le c?ur ?treint d’angoisse, il fuyait la solitude fun?bre o? la lumi?re tragique s’engloutissait… ? terre, terre ardente, terre passionn?e et muette! Sous ta paix fi?vreuse, j’entends sonner encore les trompettes des l?gions. Quelles fureurs de vie grondent dans ta poitrine! Quel d?sir du r?veil!

Christophe trouva des ?mes, o? br?laient des tisons du feu s?culaire. Sous la poussi?re des morts, ils s’?taient conserv?s. On e?t pens? que ce feu se f?t ?teint, avec les yeux de Mazzini. Il revivait. Le m?me. Bien peu voulaient le voir. Il troublait la qui?tude de ceux qui dormaient. C’?tait une lumi?re claire et brutale. Ceux qui la portaient, – de jeunes hommes (le plus ?g? n’avait pas trente-cinq ans), de libres intellectuels, qui diff?raient entre eux, de temp?rament, d’?ducation, d’opinions et de foi – ?taient unis dans le m?me culte pour cette flamme de la nouvelle vie. Les ?tiquettes de partis, les syst?mes de pens?e ne comptaient point pour eux: la grande affaire ?tait de «penser avec courage». ?tre francs, et oser! Ils secouaient rudement le sommeil de leur race. Apr?s la r?surrection politique de l’Italie, r?veill?e de la mort ? l’appel des h?ros, apr?s sa toute r?cente r?surrection ?conomique, ils avaient entrepris d’arracher du tombeau la pens?e italienne. Ils souffraient, comme d’une injure, de l’atonie paresseuse et peureuse de l’?lite, de sa l?chet? d’esprit, de sa verbol?trie. Leur voix retentissait dans le brouillard de rh?torique et de servitude morale, accumul? depuis des si?cles sur l’?me de la patrie. Ils y soufflaient leur r?alisme impitoyable et leur intransigeante loyaut?. Ils avaient la passion de l’intelligence claire, que suit l’action ?nergique. Capables, ? l’occasion, de sacrifier les pr?f?rences de leur raison personnelle au devoir de discipline que la vie nationale impose ? l’individu, ils r?servaient pourtant leur autel le plus haut et leurs plus pures ardeurs ? la v?rit?. Ils l’aimaient, d’un c?ur fougueux et pieux. Insult? par ses adversaires, diffam?, menac?, un chef de ces jeunes hommes [1] r?pondait, avec une calme grandeur:

«Respectez la v?rit?! Je vous parle ? c?ur ouvert, libre de toute rancune. J’oublie le mal que j’ai re?u de vous et celui que je puis vous avoir fait. Soyez vrais! Il n’est pas de conscience, il n’est pas de hauteur de vie, il n’est pas de capacit? de sacrifice, il n’est pas de noblesse, l? o? n’existe pas un religieux, rigide et rigoureux respect de la v?rit?. Exercez-vous dans ce devoir difficile. La fausset? corrompt celui qui en use, avant de vaincre celui contre qui on en use. Que vous y gagniez le succ?s imm?diat, qu’importe? Les racines de votre ?me seront suspendues dans le vide, sur le sol rong? par le mensonge. Je ne vous parle plus en adversaire. Nous sommes sur un terrain sup?rieur ? nos dissentiments, m?me si dans votre bouche votre passion se pare du nom de patrie. Il est quelque chose de plus grand que la patrie: c’est la conscience humaine. Il est des lois que vous ne devez pas violer, sous peine d’?tre de mauvais Italiens. Vous n’avez plus devant vous qu’un homme qui cherche la v?rit?; vous devez entendre son cri. Vous n’avez plus devant vous qu’un homme qui d?sire ardemment vous voir grands et purs, et travailler avec vous. Car, que vous le veuillez ou non, nous travaillons tous en commun avec tous ceux dans le monde qui travaillent avec v?rit?. Ce qui sortira de nous (et nous ne pouvons le pr?voir) portera notre marque commune, si nous avons agi avec v?rit?. L’essence de l’homme est l?: de sa merveilleuse facult? de chercher la v?rit?, de la voir, de l’aimer, et de s’y sacrifier. – V?rit?, qui r?pands sur ceux qui te poss?dent le souffle magique de ta puissante sant?!…

La premi?re fois que Christophe entendit ces paroles, elles lui sembl?rent l’?cho de sa propre voix; et il sentit que ces hommes et lui ?taient fr?res. Les hasards de la lutte des peuples et des id?es pouvaient les jeter, un jour, les uns contre les autres, dans la m?l?e; mais amis ou ennemis, ils ?taient, ils seraient toujours de la m?me famille humaine. Ils le savaient, comme lui. Ils le savaient avant lui. Il ?tait connu d’eux, avant qu’il les conn?t. Car ils ?taient d?j? les amis d’Olivier. Christophe d?couvrit que les ?uvres de son ami – (quelques volumes de vers, des essais de critique), – qui n’?taient ? Paris lues que d’un petit nombre, avaient ?t? traduites par ces Italiens et leur ?taient famili?res.

Plus tard, il devait d?couvrir les distances infranchissables qui s?paraient ces ?mes de celle d’Olivier. Dans leur fa?on de juger les autres, ils restaient uniquement italiens, enracin?s dans la pens?e de leur race. De bonne foi, ils ne cherchaient dans les ?uvres ?trang?res que ce que voulait y trouver leur instinct national; souvent, ils n’en prenaient que ce qu’ils y avaient mis d’eux-m?mes, ? leur insu. Critiques m?diocres et pi?tres psychologues, ils ?taient trop entiers, pleins d’eux-m?mes et de leurs passions, m?me quand ils ?taient ?pris de la v?rit?. L ’id?alisme italien ne sait pas s’oublier; il ne s’int?resse point aux r?ves impersonnels du Nord; il ram?ne tout ? soi, ? ses d?sirs, ? son orgueil de race, qu’il transfigure. Consciemment ou non, il travaille toujours pour la terza Roma. Il faut convenir que, pendant des si?cles, il ne s’est pas donn? grand mal pour la r?aliser! Ces beaux Italiens, bien taill?s pour l’action, n’agissent que par passion, et se lassent vite d’agir; mais, quand la passion souffle, elle les soul?ve plus haut que tous les autres peuples: on l’a vu par l’exemple de leur Risorgimento. – C’?tait un de ces grands vents qui commen?ait ? passer sur la jeunesse italienne de tous les partis: nationalistes, socialistes, n?ocatholiques, libres id?alistes, tous Italiens irr?ductibles, tous, d’espoir et de vouloir, citoyens de la Rome imp?riale, reine de l’univers.