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Et puis, le g?nie ne peut se passer d’aliment. Le musicien a besoin de musique, – de musique ? entendre, de musique ? faire entendre. Une retraite temporaire a son prix pour l’esprit, qu’elle force au recueillement. ? condition qu’il en sorte. La solitude est noble, mais mortelle pour l’artiste qui n’aurait plus la force de s’y arracher. Il faut vivre de la vie de son temps, m?me bruyante et impure; il faut incessamment donner et recevoir, et donner, et donner, et recevoir encore… L’Italie, du temps de Christophe, n’?tait plus ce grand march? de l’art qu’elle fut autrefois, qu’elle redeviendra peut-?tre. Les foires de la pens?e, o? s’?changent les ?mes des nations, sont au Nord, aujourd’hui. Qui veut vivre doit y vivre.

Christophe, livr? ? lui-m?me, e?t r?pugn? ? rentrer dans la cohue. Mais Grazia sentait plus clairement le devoir de Christophe. Et elle exigeait plus de lui que d’elle. Sans doute parce qu’elle l’estimait plus. Mais aussi, parce que ce lui ?tait plus commode. Elle lui d?l?guait l’?nergie. Elle gardait la qui?tude. – Il n’avait pas le courage de lui en vouloir. Elle ?tait comme Marie, elle avait la meilleure part. ? chacun son r?le, dans la vie. Celui de Christophe ?tait d’agir. Elle, il lui suffisait d’?tre. Il ne lui demandait rien de plus…

Rien, que de l’aimer un peu moins pour lui et un peu plus pour elle. Car il ne lui savait pas beaucoup de gr? d’?tre, dans son amiti?, d?nu?e d’?go?sme, au point de ne penser qu’? l’int?r?t de l’ami, – qui ne demandait qu’? n’y pas penser.

Il partit. Il s’?loigna d’elle. Il ne la quitta point. Comme dit un vieux trouv?re, «l’ami ne quitte son amie que quand son ?me y consent».

DEUXI?ME PARTIE

Le c?ur lui faisait mal, quand il arriva ? Paris. C’?tait la premi?re fois qu’il y rentrait, depuis la mort d’Olivier. Jamais il n’avait voulu revoir cette ville. Dans le fiacre qui l’emportait de la gare ? l’h?tel, il osait ? peine regarder par la porti?re; il passa les premiers jours dans sa chambre, sans se d?cider ? sortir. Il avait l’angoisse des souvenirs, qui le guettaient, ? la porte. Mais quelle angoisse, au juste? S’en rendait-il bien compte? ?tait-ce, comme il voulait croire, la terreur de les voir ressurgir, avec leur visage vivant? Ou celle, plus douloureuse, de les retrouver morts?… Contre ce nouveau deuil, toutes les ruses ? demi inconscientes de l’instinct s’?taient arm?es. C’?tait pour cette raison – (il ne s’en doutait peut-?tre pas) – qu’il avait choisi son h?tel dans un quartier ?loign? de celui qu’il habitait jadis. Et quand, pour la premi?re fois, il se promena dans les rues, quand il dut diriger ? la salle de concerts ses r?p?titions d’orchestre, quand il se retrouva en contact avec la vie de Paris, il continua quelque temps ? se fermer les yeux, ? ne pas vouloir voir ce qu’il voyait, ? ne voir obstin?ment que ce qu’il avait vu jadis. Il se r?p?tait d’avance:

– «Je connais cela, je connais cela…»

En art comme en politique, la m?me anarchie intol?rante, toujours. Sur la place, la m?me Foire. Seulement, les acteurs avaient chang? de r?les. Les r?volutionnaires de son temps ?taient devenus des bourgeois; les surhommes, des hommes ? la mode. Les ind?pendants d’autrefois essayaient d’?touffer les ind?pendants d’aujourd’hui. Les jeunes d’il y a vingt ans ?taient ? pr?sent plus conservateurs que les vieux qu’ils combattaient nagu?re; et leurs critiques refusaient le droit de vivre aux nouveaux venus. En apparence, rien n’?tait diff?rent.

Et tout avait chang?…

*

«Mon amie, pardonnez-moi! Vous ?tes bonne de ne pas m’en avoir voulu de mon silence. Votre lettre m’a fait un grand bien. J’ai pass? quelques semaines dans un terrible d?sarroi. Tout me manquait. Je vous avais perdue. Ici, le vide affreux de ceux que j’ai perdus. Tous les anciens amis dont je vous ai parl?, disparus. Philom?le – (vous vous souvenez de la voix qui chantait, en ce soir triste et cher o?, errant parmi la foule d’une f?te, je revis dans un miroir vos yeux qui me regardaient) – Philom?le a r?alis? son r?ve raisonnable: un petit h?ritage lui est venu; elle est en Normandie; elle poss?de une ferme qu’elle dirige. M. Arnaud a pris sa retraite; il est retourn? avec sa femme dans leur province, une petite ville du c?t? d’Angers. Des illustres de mon temps, beaucoup sont morts ou se sont effondr?s; seuls, quelques vieux mannequins, qui jouaient il y a vingt ans les jeunes premiers de l’art et de la politique, les jouent encore aujourd’hui, avec le m?me faux visage. En dehors de ces masques, je ne reconnaissais personne. Ils me faisaient l’effet de grimacer sur un tombeau. C’?tait un sentiment affreux. – De plus, les premiers temps apr?s mon arriv?e, j’ai souffert physiquement de la laideur des choses, de la lumi?re grise du Nord, au sortir de votre soleil d’or; l’entassement des maisons blafardes, la vulgarit? de lignes de certains d?mes, de certains monuments, qui ne m’avait jamais frapp? jusque-l?, me blessait cruellement. L’atmosph?re morale ne m’?tait pas plus agr?able.

«Pourtant, je n’ai pas ? me plaindre des Parisiens. L’accueil que j’ai trouv? ne ressemble gu?re ? celui que je re?us autrefois. Il para?t que, pendant mon absence, je suis devenu une mani?re de c?l?brit?. Je ne vous en parle pas, je sais ce qu’elle vaut. Toutes les choses aimables que ces gens disent ou ?crivent sur moi me touchent; je leur en suis oblig?. Mais que vous dirai-je? Je me sentais plus pr?s de ceux qui me combattaient autrefois que de ceux qui me louent aujourd’hui… La faute en est ? moi, je le sais. Ne me grondez pas! J’ai eu un moment de trouble. Il fallait s’y attendre. Maintenant, c’est fini. J’ai compris. Oui, vous avez eu raison de me renvoyer parmi les hommes. J’?tais en train de m’ensabler dans ma solitude. Il est malsain de jouer les Zarathoustra. Le flot de la vie s’en va, s’en va de nous. Vient un moment, o? l’on n’est plus qu’un d?sert. Pour creuser jusqu’au fleuve un nouveau chenal dans le sable, il faut bien des journ?es de fatigue. – C’est fait. Je n’ai plus le vertige. J’ai rejoint le courant. Je regarde et je vois…

«Mon amie, quel peuple ?trange que ces Fran?ais! Il y a vingt ans, je les croyais finis… Ils recommencent. Mon cher compagnon Jeannin me l’avait bien pr?dit. Mais je le soup?onnais de se faire illusion. Le moyen d’y croire, alors! La France ?tait, comme leur Paris, pleine de d?molitions, de pl?tras et de trous. Je disais: «Ils ont tout d?truit… Quelle race de rongeurs!» – Une race de castors. Dans l’instant qu’on les croit acharn?s sur des ruines, avec ces ruines m?mes ils posent les fondations d’une ville nouvelle. Je le vois ? pr?sent que les ?chafaudages s’?l?vent de tous c?t?s

«Wenn ein Ding geschehen,

Selbst die Narren es verstehen… [2]

«? la v?rit?, c’est toujours le m?me d?sordre fran?ais. Il faut y ?tre habitu? pour reconna?tre, dans la cohue qui se heurte en tous sens, les ?quipes d’ouvriers qui vont chacune ? sa t?che. Ce sont des gens, comme vous savez, qui ne peuvent rien faire sans crier sur les toits ce qu’ils font. Ce sont aussi des gens qui ne peuvent rien faire, sans d?nigrer ce que les voisins font. Il y a de quoi troubler les t?tes les plus solides. Mais quand on a v?cu, ainsi que moi, pr?s de dix ans chez eux, on n’est plus dupe de leur vacarme. On s’aper?oit que c’est leur fa?on de s’exciter au travail. Tout en parlant, ils agissent; et, chacun des chantiers b?tissant sa maison, il se trouve qu’? la fin la ville est reb?tie. Le plus fort, c’est que l’ensemble des constructions n’est pas trop discordant. Ils ont beau soutenir des th?ses oppos?es, ils ont tous la caboche faite de m?me. De sorte que, sous leur anarchie, il y a des instincts communs, il y a une logique de race qui leur tient lieu de discipline, et que cette discipline est peut-?tre, au bout du compte, plus solide que celle d’un r?giment prussien.

«C’est partout le m?me ?lan, la m?me fi?vre de b?tisse: en politique, o? socialistes et nationalistes travaillent ? l’envi ? resserrer les rouages du pouvoir rel?ch?; en art, dont les uns veulent refaire un vieil h?tel aristocratique pour des privil?gi?s, les autres un vaste hall ouvert aux peuples, o? chante l’?me collective: reconstructeurs du pass?, constructeurs de l’avenir. Quoi qu’ils fassent d’ailleurs, ces ing?nieux animaux refont toujours les m?mes cellules. Leur instinct de castors ou d’abeilles leur fait, ? travers les si?cles, accomplir les m?mes gestes, retrouver les m?mes formes. Les plus r?volutionnaires sont peut-?tre, ? leur insu, ceux qui se rattachent aux traditions les plus anciennes. J’ai trouv? dans les syndicats et chez les plus marquants des jeunes ?crivains, des ?mes du moyen ?ge.

«Maintenant que je me suis r?habitu? ? leurs fa?ons tumultueuses, je les regarde travailler, avec plaisir. Parlons franc: je suis un trop vieil ours, pour me sentir jamais ? l’aise dans aucune de leurs maisons; j’ai besoin de l’air libre. Mais quels bons travailleurs! C’est leur plus haute vertu. Elle rel?ve les plus m?diocres et les plus corrompus. Et puis, chez leurs artistes, quel sens de la beaut?! Je le remarquais moins autrefois. Vous m’avez appris ? voir. Mes yeux se sont ouverts, ? la lumi?re de Rome. Vos hommes de la Renaissance m’ont fait comprendre ceux-ci. Une page de Debussy, un torse de Rodin, une phrase de Suar?s, sont de la m?me lign?e que vos cinquecentisti.