– Voyons un peu.
Ils se mirent à causer en allemand. Le petit baragouinait, d’une façon incorrecte, mais avec un aplomb drolatique; très intelligent, d’un esprit éveillé, il devinait plus qu’il ne comprenait; il devinait souvent de travers; il était le premier à rire de ses bévues. Il racontait ses voyages, ses lectures, avec entrain. Il avait beaucoup lu, hâtivement, superficiellement, en passant la moitié des pages, en inventant ce qu’il n’avait pas lu, mais toujours talonné par une curiosité vive et fraîche, qui cherchait partout des raisons d’enthousiasme. Il sautait d’un sujet à l’autre; et sa figure s’animait, en parlant des spectacles ou d’œuvres qui l’avaient ému. Ses connaissances étaient sans aucun ordre. On ne savait pas comment il avait lu un livre de dixième rang, et ignorait tout des œuvres les plus célèbres.
– Tout cela est très gentil, dit Christophe. Mais tu n’arriveras à rien, si tu ne travailles pas.
– Oh! je n’en ai pas besoin. Nous sommes riches.
– Diable! c’est grave, alors. Tu veux être un homme qui n’est bon à rien, qui ne fait rien?
– Au contraire, je voudrais tout faire. C’est stupide de s’enfermer, toute sa vie, dans un métier.
– C’est encore la seule façon qu’on ait trouvé de le faire bien.
– On dit ça!
– Comment! «on dit ça»?… Moi, je dis ça. Voilà quarante ans que j’étudie mon métier. Je commence à peine à le savoir.
– Quarante ans, pour apprendre son métier! Et quand peut-on le faire, alors?
Christophe se mit à rire.
– Petit Français raisonneur!
– Je voudrais être musicien, dit Georges.
– Eh bien, il n’est pas trop tôt pour t’y mettre. Veux-tu que je t’apprenne?
– Oh! je serais si heureux!
– Viens demain. Je verrai ce que tu vaux. Si tu ne vaux rien, je te défends de mettre jamais les mains sur un piano. Si tu as des dispositions, nous essaierons de faire de toi quelque chose… Mais je t’avertis: je te ferai travailler.
– Je travaillerai, dit Georges, ravi.
Ils prirent rendez-vous pour le lendemain. Au moment de sortir, Georges se rappela que le lendemain, il avait d’autres rendez-vous, et aussi le surlendemain. Oui, il n’était pas libre avant la fin de la semaine. On convint du jour et de l’heure.
Mais le jour et l’heure venus, Christophe attendit en vain. Il fut déçu. Il s’était fait une joie enfantine de revoir Georges. Cette visite inattendue avait éclairé sa vie. Il en avait été si heureux et ému qu’il n’en avait pas dormi, de la nuit qui avait suivi. Il songeait, avec une gratitude attendrie, au jeune ami qui était venu le trouver, de la part de l’ami; il souriait, en pensée, à cette charmante figure: son naturel, sa grâce, sa franchise malicieuse et ingénue, le ravissaient; il s’abandonnait à cet enivrement muet, à ce bourdonnement du bonheur, qui remplissait ses oreilles et son cœur, dans les premiers jours de l’amitié avec Olivier. Il s’y joignait un sentiment plus grave et presque religieux, qui, par delà les vivants, apercevait le sourire du passé. – Il attendit, le lendemain et le surlendemain. Personne. Pas une lettre d’excuses. Christophe, attristé, chercha des raisons pour excuser l’enfant. Il ne savait où lui écrire, il n’avait pas son adresse. L’aurait-il connue, qu’il n’eût osé lui écrire. Un vieux cœur qui s’éprend d’un jeune être éprouve une pudeur à lui témoigner le besoin qu’il a de lui; il sait bien que celui qui est jeune n’a pas le même besoin: la partie n’est pas égale; et l’on ne craint rien tant que de paraître s’imposer à qui ne se soucie point de vous.
Le silence se prolongeait. Bien que Christophe en souffrît, il se contraignait à ne faire aucune démarche pour retrouver les Jeannin. Mais, chaque jour, il attendait celui qui ne venait point. Il ne partit pas pour la Suisse. Il resta, tout l’été, à Paris. Il se jugeait absurde; mais il n’avait plus goût à voyager. En septembre seulement, il se décida à passer quelques jours à Fontainebleau.
Vers la fin d’octobre, Georges Jeannin revint frapper à la porte. Il s’excusa tranquillement, sans la moindre confusion, de son manque de parole.
– Je n’ai pas pu venir, dit-il; et ensuite, nous sommes partis, nous avons été en Bretagne.
– Tu aurais pu m’écrire, dit Christophe.
– Oui, c’était ce que je voulais faire. Mais je n’avais jamais le temps… Et puis, dit-il en riant, j’ai oublié, j’oublie tout.
– Depuis quand es-tu revenu?
– Depuis le commencement d’octobre.
– Et tu as mis trois semaines pour te décider à venir?… Écoute, dis-moi franchement: c’est ta mère qui t’empêche?… Elle n’aime pas que tu me voies?
– Mais non! tout au contraire. C’est elle qui m’a dit aujourd’hui de venir.
– Comment cela?
– La dernière fois que je vous ai vu, avant les vacances, je lui ai tout raconté, en rentrant. Elle m’a dit que j’avais bien fait; elle s’est informée de vous, elle m’a fait beaucoup de questions. Quand nous sommes rentrés de Bretagne, il y a trois semaines, elle m’a engagé à retourner chez vous. Il y a huit jours, elle me l’a rappelé de nouveau. Et ce matin, quand elle a su que je n’étais pas encore venu, elle a été fâchée, elle a voulu que je vinsse tout de suite après déjeuner, sans plus attendre.
– Et tu n’as pas honte de me raconter cela? Il faut qu’on te force à venir chez moi?
– Non, non, ne croyez pas!… Oh! je vous ai fâché! Pardon… C’est vrai, je suis étourdi… Grondez-moi, mais ne m’en veuillez pas. Je vous aime bien. Si je ne vous aimais pas, je ne serais pas venu. On ne m’a pas forcé. Moi, d’abord, on ne me force jamais à faire que ce que je veux faire.
– Garnement! dit Christophe, en riant malgré lui. Et tes projets musicaux, qu’est-ce que tu en as fait?
– Oh! j’y pense toujours.
– Cela ne t’avance pas beaucoup.
– Je veux m’y mettre, à présent. Ces mois derniers, je ne pouvais pas, j’avais tant, tant à faire! Mais maintenant, vous allez voir comme je vais travailler, si vous voulez encore de moi…
(Il avait des yeux câlins.)
– Tu es un farceur, dit Christophe.
– Vous ne me prenez pas au sérieux?
– Ma foi, non.
– C’est dégoûtant! Personne ne me prend au sérieux. Je suis découragé.
– Je te prendrai au sérieux quand je t’aurai vu au travail.
– Tout de suite, alors!
– Je n’ai pas le temps. Demain.
– Non, c’est trop loin, demain. Je ne peux pas supporter que vous me méprisiez, tout un jour.
– Tu m’ennuies.
– Je vous en prie!…
Christophe, souriant de sa faiblesse, le fit asseoir au piano, et lui parla de musique. Il lui posa des questions; il lui faisait résoudre de petits problèmes d’harmonie. Georges ne savait pas grand’chose; mais son instinct musical suppléait à beaucoup d’ignorance; sans connaître leurs noms, il trouvait les accords que Christophe attendait; et ses erreurs mêmes témoignaient, dans leur gaucherie, d’une curiosité de goût et d’une sensibilité singulièrement aiguisée. Il n’acceptait pas sans discussion les remarques de Christophe; et les intelligentes questions qu’il posait, à son tour, montraient un esprit sincère qui n’acceptait pas l’art comme un formulaire de dévotion qu’on récite des lèvres, mais qui voulait le vivre, pour son propre compte. – Ils ne s’entretinrent pas seulement de musique. À propos d’harmonies, Georges évoquait des tableaux, des paysages, des âmes. Il était difficile à tenir en bride; il fallait constamment le ramener au milieu du chemin; et Christophe n’en avait pas toujours le courage. Il s’amusait à écouter le joyeux bavardage de ce petit être, plein d’esprit et de vie. Quelle différence de nature avec Olivier!… Chez l’un, la vie était une rivière intérieure qui coulait silencieuse; chez l’autre, elle était tout en dehors: un ruisseau capricieux qui se dépensait à des jeux, au soleil. Et pourtant, la même belle eau pure, comme leurs yeux. Christophe, avec un sourire, retrouvait chez Georges certaines antipathies instinctives, des goûts et des dégoûts, qu’il connaissait bien, et cette intransigeance naïve, cette générosité de cœur qui se donne tout entier à ce qu’on aime… Seulement, Georges aimait tant de choses qu’il n’avait pas le loisir d’aimer longtemps la même.