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– Mon trésor, je t’en prie, dis-moi où tu as mal.

– Je ne sais pas.

– As-tu mal, ici?

– Oui. Non. Je ne sais pas. J’ai mal partout.

Là-dessus, il était pris d’une nouvelle quinte de toux, violente, exagérée. Grazia était effrayée; elle avait le sentiment qu’il se forçait à tousser; mais elle se le reprochait, en voyant le petit en sueur et haletant. Elle l’embrassait, elle lui disait de tendres paroles, il semblait se calmer; mais aussitôt qu’elle essayait de le quitter, il recommençait à tousser. Elle dut rester à son chevet, grelottante: car il ne permettait même pas qu’elle s’éloignât, pour se vêtir, il voulait qu’elle lui tînt la main; et il ne la lâcha point, jusqu’à ce que le sommeil le prît. Alors, elle se recoucha, glacée, inquiète, harassée. Et il lui fut impossible de retrouver ses rêves.

L’enfant avait un pouvoir singulier de lire dans la pensée de sa mère. On trouve assez souvent – mais à ce degré, rarement, – ce génie instinctif chez les êtres du même sang: à peine ont-ils besoin de se regarder, pour savoir ce que l’autre pense; ils le devinent, à mille indices imperceptibles. Cette disposition naturelle, que fortifie la vie en commun, était aiguisée, chez Lionello, par une méchanceté toujours en éveil. Il avait la clairvoyance que donne le désir de nuire. Il détestait Christophe. Pourquoi? Pourquoi un enfant prend-il en aversion tel ou tel qui ne lui a rien fait? Souvent, c’est le hasard. Il suffit que l’enfant ait commencé, un jour, par se persuader qu’il déteste quelqu’un pour en prendre l’habitude; et plus on le raisonne, plus il s’obstine; après avoir joué la haine, il finit par haïr vraiment. Mais il est, d’autres fois, des raisons plus profondes qui dépassent l’esprit de l’enfant; il ne les soupçonne pas… Dès les premiers jours qu’il avait vu Christophe, le fils du comte Berény avait senti de l’animosité contre celui que sa mère avait aimé. On eût dit qu’il avait eu l’intuition de l’instant précis où Grazia songea à épouser Christophe. À partir de ce moment, il ne cessa plus de les surveiller. Il était toujours entre eux, il refusait de quitter le salon lorsque Christophe venait; ou bien il s’arrangeait de façon à faire brusquement irruption dans la pièce où ils se trouvaient ensemble. Bien plus, quand sa mère était seule et pensait à Christophe, il s’asseyait près d’elle; et il l’épiait. Ce regard la gênait, la faisait presque rougir. Elle se levait pour cacher son trouble. – Il prenait plaisir à dire de Christophe, devant elle, des choses blessantes. Elle le priait de se taire. Il insistait. Et si elle voulait le punir, il menaçait de se rendre malade. C’était une tactique dont il usait, avec succès, depuis l’enfance. Tout petit, un jour qu’on l’avait grondé, il avait inventé, comme vengeance, de se déshabiller et de se coucher nu sur le carreau, afin de prendre un gros rhume. Une fois que Christophe venait d’apporter une œuvre musicale qu’il avait composée pour la fête de Grazia, Lionello s’empara du manuscrit et le fit disparaître. On en retrouva les lambeaux déchirés, dans un coffre à bois. Grazia perdit patience; elle gronda sévèrement l’enfant. Alors, il pleura, cria, tapa des pieds, se roula par terre; et il eut une crise de nerfs. Grazia, épouvantée, l’embrassa, le supplia, promit tout ce qu’il voulut.

De ce jour, il fut le maître: car il sut qu’il l’était; et, à maintes reprises, il eut recours à l’arme qui lui avait réussi. On ne savait jamais jusqu’à quel point ses crises étaient naturelles, ou simulées. Il ne se contentait plus d’en user par vengeance, quand on le contrariait, mais par pure méchanceté, lorsque sa mère et Christophe avaient le projet de passer la soirée ensemble. Il en vint même à jouer ce jeu dangereux, par désœuvrement, par cabotinage, et afin d’essayer jusqu’où allait son pouvoir. Il était d’une ingéniosité extrême à inventer de bizarres accidents nerveux: tantôt, au milieu d’un dîner, il était pris de tremblements convulsifs, il renversait son verre ou cassait son assiette; tantôt, montant un escalier, sa main s’agrippait à la rampe; ses doigts se crispaient; il prétendait qu’il ne pouvait plus les rouvrir; ou bien, il avait une douleur lancinante au côté, et il se roulait avec des cris; ou bien, il étouffait. Naturellement, il finit par se donner une vraie maladie nerveuse. Mais il n’avait pas perdu sa peine. Christophe et Grazia étaient affolés. La paix de leurs réunions, – ces calmes causeries, ces lectures, cette musique dont ils se faisaient une fête, – tout cet humble bonheur était désormais ruiné.

De loin en loin, le petit drôle leur laissait quelque répit, soit qu’il fût fatigué de son rôle, soit que sa nature d’enfant le reprît et qu’il pensât à autre chose. (Il était sûr maintenant d’avoir gagné la partie.)

Alors, vite, vite, ils en profitaient. Chaque heure qu’ils dérobaient ainsi leur était d’autant plus précieuse qu’ils n’étaient pas certains d’en jouir jusqu’au bout. Qu’ils se sentaient proches l’un de l’autre! Pourquoi ne pouvaient-ils rester toujours ainsi?… Un jour, Grazia elle-même avoua ce regret. Christophe lui saisit la main.

– Oui, pourquoi? demanda-t-il.

– Vous le savez bien, mon ami, dit-elle, avec un sourire navré.

Christophe le savait. Il savait qu’elle sacrifiait leur bonheur à son fils; il savait qu’elle n’était pas dupe des mensonges de Lionello, et pourtant qu’elle l’adorait; il savait l’égoïsme aveugle de ces affections de famille, qui font dépenser aux meilleurs leurs réserves de dévouement au profit d’êtres mauvais ou médiocres de leur sang: après quoi, il ne leur reste plus rien à donner à ceux qui en seraient les plus dignes, à ceux qu’ils aiment le mieux, mais qui ne sont pas de leur sang. Et bien qu’il s’en irritât, bien qu’il eût envie, par moments, de tuer le petit monstre qui détruisait leur vie, il s’inclinait en silence et comprenait que Grazia ne pouvait agir autrement.

Alors ils renoncèrent tous deux, sans récriminations inutiles. Mais si l’on pouvait leur voler le bonheur qui leur était dû, rien ne pouvait empêcher leurs cœurs de s’unir. Le renoncement même, le commun sacrifice les tenaient par des liens plus forts que ceux de la chair. Chacun d’eux tour à tour confiait ses peines à son ami, s’en déchargeait sur lui, et prenait en échange les peines de son ami: ainsi, le chagrin même devenait joie. Christophe appelait Grazia «son confesseur». Il ne lui cachait pas les faiblesses dont son amour-propre avait à souffrir; il s’en accusait avec une contrition excessive; et elle apaisait en souriant les scrupules de son vieil enfant. Il allait jusqu’à lui avouer sa gêne matérielle. Toutefois, il ne s’y était décidé qu’après qu’il avait été bien entendu entre eux qu’elle ne lui offrirait rien, qu’il n’accepterait d’elle rien. Dernière barrière d’orgueil, qu’il maintint et qu’elle respecta. À défaut du bien-être qui lui était interdit de mettre dans la vie de son ami, elle s’ingéniait à y répandre ce qui avait mille fois plus de prix pour lui: sa tendresse. Il en sentait le souffle autour de lui, à toute heure du jour; le matin, il n’ouvrait pas les yeux, il ne les fermait pas, le soir, sans une muette prière d’adoration amoureuse. Et elle, quand elle s’éveillait, ou que la nuit, elle restait, comme souvent, des heures sans dormir, elle songeait:

– Mon ami pense à moi.

Et un grand calme les entourait.

*

Sa santé s’était altérée. Grazia était constamment alitée, ou devait passer des jours étendue sur une chaise longue. Christophe venait quotidiennement causer, lire avec elle, lui montrer ses compositions nouvelles. Elle se levait alors de sa chaise, elle allait au piano en boitant, avec ses pieds gonflés. Elle jouait la musique qu’il avait apportée. C’était la plus grande joie qu’elle pût lui faire. De toutes les élèves qu’il avait formées, elle était, avec Cécile, la mieux douée. Mais la musique, que Cécile sentait d’instinct sans presque la comprendre, était pour Grazia une belle langue harmonieuse dont elle savait le sens. Le démoniaque de la vie et de l’art lui échappait entièrement; elle y versait la clarté de son cœur intelligent. Cette clarté pénétrait le génie de Christophe. Le jeu de son amie lui faisait mieux comprendre les obscures passions qu’il avait exprimées. Les yeux fermés, il l’écoutait, il la suivait, la tenant par la main, dans le dédale de sa propre pensée. À vivre sa musique au travers de l’âme de Grazia, il épousait cette âme et il la possédait. De ce mystérieux accouplement naissaient des œuvres musicales, qui étaient comme le fruit de leurs êtres mêlés. Il le lui dit, un jour, en lui offrant un recueil de ses compositions, tissées avec sa substance et celle de son amie: