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– Mais tu ne m’écoutes pas!

Alors, Christophe était honteux; et docilement, il se remettait à suivre l’impatient narrateur, en redoublant d’attention, pour se faire pardonner. La narration ne manquait pas de drôlerie; et Christophe ne pouvait s’empêcher de rire, au récit de quelque fredaine: car Georges racontait tout; il était d’une franchise désarmante.

Christophe ne riait pas toujours. La conduite de Georges lui était souvent pénible. Christophe n’était pas un saint; il ne se croyait le droit de faire la morale à personne. Les aventures amoureuses de Georges, la scandaleuse dissipation de sa fortune en des sottises, n’étaient pas ce qui le choquait le plus. Ce qu’il avait le plus de peine à pardonner, c’était la légèreté d’esprit que Georges apportait à ses fautes: certes, elles ne lui pesaient guère; il les trouvait naturelles. Il avait de la moralité une autre conception que Christophe. Il était de cette espèce de jeunes gens qui ne voient dans les rapports entre les sexes qu’un libre jeu, dénué de tout caractère moral. Une certaine franchise et une bonté insouciante étaient tout le bagage suffisant d’un honnête homme. Il ne s’embarrassait pas des scrupules de Christophe. Celui-ci s’indignait. Il avait beau se défendre d’imposer aux autres sa façon de sentir, il n’était pas tolérant; sa violence de naguère n’était qu’à demi domptée. Il éclatait parfois. Il ne pouvait s’empêcher de taxer de malpropretés certaines intrigues de Georges, et il le lui disait crûment. Georges n’était pas plus patient. Il y avait entre eux des scènes assez vives. Ensuite, ils ne se voyaient plus pendant des semaines. Christophe se rendait compte que ces emportements n’étaient pas faits pour changer la conduite de Georges, et qu’il y a quelque injustice à vouloir soumettre la moralité d’une époque à la mesure des idées morales d’une autre génération. Mais c’était plus fort que lui: à la première occasion, il recommençait. Comment douter de la foi pour qui l’on a vécu? Autant renoncer à la vie! À quoi sert de se guinder à penser autrement qu’on ne pense, pour ressembler au voisin, ou pour le ménager? C’est se détruire soi-même, sans profit pour personne. Le premier devoir est d’être ce qu’on est. Oser dire: «Ceci est bien, cela est mal.» On fait plus de bien aux faibles, en étant fort, qu’en devenant faible comme eux. Soyez indulgent, si vous voulez, pour les faiblesses commises. Mais jamais ne transigez avec une faiblesse à commettre!…

Oui; mais Georges se gardait bien de consulter Christophe sur ce qu’il allait faire: – (le savait-il lui-même?) – il ne lui parlait de rien que lorsque c’était fait. – Alors?… Alors, que restait-il, qu’à regarder le polisson, avec un muet reproche, en haussant les épaules et souriant, comme un vieil oncle qui sait qu’on ne l’écoutera pas?

Ce jour-là, il se faisait un silence de quelques instants. Georges regardait les yeux de Christophe, qui semblaient venir de très loin. Et il se sentait tout petit garçon devant eux. Il se voyait, comme il était, dans le miroir de ce regard pénétrant, où s’allumait une lueur de malice; et il n’en était pas très fier. Christophe se servait rarement contre Georges des confidences que celui-ci venait de lui faire; on eût dit qu’il ne les avait pas entendues. Après le dialogue muet de leurs yeux, il hochait la tête railleusement; puis, il se mettait à raconter une histoire qui paraissait n’avoir aucun rapport avec ce qui précédait: une histoire de sa vie, ou de quelque autre vie, réelle ou fictive. Et Georges voyait peu à peu ressurgir, sous une lumière nouvelle, exposé en fâcheuse et burlesque posture, son Double (il le reconnaissait), passant par des erreurs analogues aux siennes. Impossible de ne pas rire de soi et de sa piteuse figure. Christophe n’ajoutait pas de commentaire. Ce qui faisait plus d’effet encore que l’histoire, c’était la puissante bonhomie du narrateur. Il parlait de lui comme des autres, avec le même détachement, le même humour jovial et serein. Ce calme en imposait à Georges. C’était ce calme qu’il venait chercher. Quand il s’était déchargé de sa confession bavarde, il était comme quelqu’un qui s’étend, et s’étire, à l’ombre d’un grand arbre, par une après-midi d’été. L’éblouissement fiévreux du jour brûlant tombait. Il sentait planer sur lui la paix des ailes protectrices. Près de cet homme qui portait, avec tranquillité, le poids d’une lourde vie, il était à l’abri de ses propres agitations. Il goûtait un repos, à l’entendre parler. Lui non plus, il n’écoutait pas toujours; il laissait son esprit vagabonder; mais, où qu’il s’égarât, le rire de Christophe était autour de lui.

Cependant, les idées de son vieil ami lui restaient étrangères. Il se demandait comment Christophe pouvait s’accommoder de sa solitude d’âme, se priver de toute attache à un parti artistique, politique, religieux, à tout groupement humain. Il le lui demandait: «N’éprouvait-il jamais le besoin de s’enfermer dans un camp?»

– S’enfermer! disait Christophe, en riant. N’est-on pas bien, dehors? Et c’est toi qui parles de te claquemurer, toi, un homme de grand air?

– Ah! ce n’est pas la même chose pour le corps et pour l’esprit, répondit Georges. L’esprit a besoin de certitude; il a besoin de penser avec les autres, d’adhérer à des principes admis par tous les hommes d’un même temps. J’envie les gens d’autrefois, ceux des âges classiques. Mes amis ont raison, qui veulent restaurer le bel ordre du passé.

– Poule mouillée! dit Christophe. Qu’est-ce qui m’a donné des découragés pareils!

– Je ne suis pas découragé, protesta Georges avec indignation. Aucun de nous ne l’est.

– Il faut que vous le soyez, dit Christophe, pour avoir peur de vous. Quoi! vous avez besoin d’un ordre, et vous ne pouvez pas le faire vous-mêmes? Il faut que vous alliez vous accrocher aux jupes de vos arrière-grand’mères! Bon Dieu! marchez tout seuls!

– Il faut s’enraciner, dit Georges, tout fier de répéter un des ponts-neufs du temps.

– Pour s’enraciner, est-ce que les arbres, dis-moi, ont besoin d’être en caisse? La terre est là, pour tous. Enfonces-y tes racines. Trouve tes lois. Cherche en toi.

– Je n’ai pas le temps, dit Georges.

– Tu as peur, répéta Christophe.

Georges se révolta; mais il finit par convenir qu’il n’avait aucun goût à regarder au fond de soi; il ne comprenait pas le plaisir qu’on y pouvait trouver: à se pencher sur ce trou noir, on risquait d’y tomber.

– Donne-moi la main, disait Christophe.

Il s’amusait à entr’ouvrir la trappe, sur sa vision réaliste et tragique de la vie. Georges reculait. Christophe refermait le vantail, en riant.

– Comment pouvez-vous vivre ainsi? demandait Georges.

– Je vis, et je suis heureux, disait Christophe.

– Je mourrais, si j’étais forcé de voir cela toujours.

Christophe lui tapait sur l’épaule:

– Voilà nos fameux athlètes!… Eh bien, ne regarde donc pas, si tu ne te sens pas la tête assez solide. Rien ne t’y force, après tout. Va de l’avant, mon petit! Mais pour cela, qu’as-tu besoin d’un maître qui te marque à l’épaule, comme un bétail? Quel mot d’ordre attends-tu? Il y a longtemps que le signal est donné. Le boute-selle a sonné, la cavalerie est en marche. Ne t’occupe que de ton cheval. À ton rang! Et galope!