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Les temps avaient changé. Les carrosses dorés, les perruques poudrées, les satins nacrés, les plumes et les dentelles de naguère s’étaient enfuis avec le fantôme léger de l’adorable marquise de Coigny, la blonde maîtresse de l’arrogant Lauzun, dernier duc de Biron, héros de la guerre d’Indépendance américaine et victime méprisante d’une révolution qu’il avait pourtant servie. Néanmoins, un jour, un seul, l’hôtel avait revécu.

Ce jour-là – le 17 septembre 1820 – les lustres retrouvèrent leurs bougies, les girandoles de cristal leur éclat limpide, les nymphes de Boucher ou de Fragonard leur sourire coquin : vendue par sa dernière propriétaire, la duchesse de Béthune-Charost, aux Dames du Sacré-Cœur avec l’aide financière du roi Louis XVIII, la maison s’ouvrait à la visite de ses nouvelles occupantes. Une cinquantaine de fillettes et de jeunes filles sous la conduite de la Mère de Gramont s’aventura sur les parquets de bois précieux et put contempler dans toute sa beauté ce merveilleux reflet d’un siècle enfui. Mais les jeunes visiteuses ne venaient pas pour rester. Pas encore. Et on les ramena rue de l’Arbalète tandis que les ouvriers faisaient leur apparition.

La maison s’éteignit pour toujours. Glaces, lustres, meubles fragiles, peintures aimables disparurent. Les boiseries blanc et or qui encadraient, sur les murs des salons, une exubérante flore exotique reçurent une épaisse couche de la plus disgracieuse, la plus affligeante peinture marron dont la vue atterra les jeunes filles au jour de leur installation. L’odeur de la cire et de l’encens remplaça définitivement celles de l’iris, de la violette et de la poudre à la Maréchale. La verveine n’eut plus droit de cité qu’en tisanes…

Mais à l’heure où s’ouvraient les grilles, où claquaient les portières, tout renaissait en dépit des deux ailes sans grâce qui encadraient à présent l’hôtel. Les jeunes filles oubliaient de baisser les yeux et couraient joyeusement vers l’évasion d’une semaine, vers la vie de ce monde dont elles espéraient tant. Elles ne songeaient plus à compter leurs pas, à surveiller leur maintien et retrouvaient miraculeusement leur âge. Cela se sentait à leur manière allègre d’escalader les marchepieds, d’agiter la main pour un dernier adieu à une camarade préférée, à l’éclat des sourires, à la gaieté des yeux…

Peu à peu, l’institution se vidait. Dans le grand vestibule dallé de blanc et de noir, seule Hortense attendait encore et faisait les cent pas tout en s’efforçant de maîtriser son impatience. La voiture de sa mère était toujours la première à franchir le portail, son vieux cocher Mauger y mettant comme un point d’honneur, et ce retard tellement inhabituel inquiétait la jeune fille.

A quelques pas d’elle, une autre pensionnaire l’observait avec un sourire moqueur. Celle-là était aussi brune qu’Hortense était blonde. Son teint d’ivoire et son profil d’impératrice romaine trahissaient le sang italien et contrastaient curieusement avec la grise humilité de la robe d’uniforme qu’elle portait. L’absence de manteau et de chapeau indiquait que la jeune fille était de celles qui restaient au Sacré-Cœur pour les fêtes mais elle ne semblait pas en être autrement affectée.

— On dirait que les traditions se perdent chez vous, dit-elle avec un sourire provocant. Votre cocher est en retard pour la première fois depuis six ans…

— J’espère surtout qu’il ne lui est rien arrivé. Si mon bon Mauger se presse toujours tant c’est parce qu’il sait combien j’ai hâte de rentrer à la maison.

Le rire de la jeune fille brune se fit cruel.

— Il est peut-être mort ? Cela arrive à cette sorte de gens.

Le regard indigné d’Hortense se teinta de dégoût.

— La vie d’un homme ne signifie-t-elle rien pour une princesse Orsini ? Je ne vois pas là matière à plaisanterie. Mauger est notre plus vieux serviteur. Il m’a vue naître et je l’aime…

Félicia Orsini haussa des épaules désinvoltes.

— Dans notre maison de la piazza Monte Savello il y a une foule de serviteurs. Comment pourrions-nous en distinguer un seul ? Nos gens font partie de notre décor au même titre que les tapisseries ou les statues.

— Vous ne connaissez pas ceux qui vous servent ?

— Mon Dieu, non. Ils sont trop. Ce sont de ces choses que vos descendants apprendront quand plusieurs siècles auront passé. Pour le moment, votre noblesse est un peu trop… adolescente.

— Cela vaut peut-être mieux qu’une trop vieille noblesse ! La peinture de nos armoiries est à peine sèche, sans doute, mais ne comporte aucune trace de sang. Je n’en dirais pas autant des vôtres…

— Qu’est-ce que la fille d’un usurier enrichi peut comprendre à une famille…

— Mesdemoiselles !…

Les deux antagonistes se retournèrent d’un même mouvement. Debout sur la dernière marche du grand escalier de marbre, la Mère Eugénie de Gramont les regardait avec cet air de majesté tranquille qui impressionnait toutes les élèves de la maison, fussent-elles Montmorency, Rohan-Chabot, fille de ministre ou n’importe quelle autre des plus arrogantes pimbêches que les Dames du Sacré-Cœur étaient chargées d’élever. Félicia Orsini ne faisait pas exception à la règle, sachant d’ailleurs fort bien que la fille de la maréchale de Gramont pouvait étaler encore plus de quartiers de noblesse qu’elle-même. Sa révérence – le règlement était calqué sur celui des demoiselles de Saint-Cyr – s’en ressentit.

— Vous n’avez rien à faire ici, Félicia, s’entendit-elle déclarer. Allez plutôt prier à la chapelle en attendant le déjeuner. La prière vous rappellera peut-être à la sainte humilité. Quant à vous, Hortense, rendez-vous immédiatement auprès de notre Mère générale. Elle vous attend.

— La Mère… générale ? soufflèrent avec un bel ensemble les deux ennemies réunies dans la stupéfaction.

— Je crois m’être exprimée comme il convient. Allez, Mesdemoiselles !

Docilement cette fois, les jeunes filles se dirigèrent vers l’aile droite toute neuve où se trouvaient à la fois la chapelle et l’appartement de celle qui incarnait l’autorité suprême non seulement dans le pensionnat de la rue de Varenne mais dans tous les couvents des Dames du Sacré-Cœur éparpillés à travers le monde et jusqu’en Amérique. Non sans appréhension pour la fille du banquier. Un appel chez Mère Madeleine-Sophie Barat, fondatrice de l’Ordre, ne relevait jamais d’un fait insignifiant. Il y fallait de l’extraordinaire, les affaires de discipline courante se réglant chez la Mère de Gramont, maîtresse principale du pensionnat et supérieure du couvent installé dans les anciennes écuries. Pour être appelée chez la Mère générale il fallait avoir commis une faute d’une exceptionnelle gravité qui pouvait, dans les cas extrêmes, aboutir au renvoi ou qui valait au moins à la coupable une semonce d’autant plus cuisante qu’elle était articulée d’une voix douce et avec une exquise urbanité. Ou alors, chose plus rare encore, il fallait avoir accompli une action particulièrement brillante, méritant des éloges dont la valeur se situait tout de suite au-dessous de la béatification.

N’ayant à son actif aucune action glorieuse et n’ayant d’autre part rien de plus grave à se reprocher qu’une dispute avec Félicia lors de la dernière leçon d’histoire, Hortense n’en était que plus inquiète. Que pouvait signifier cette convocation à l’heure où l’institution se vidait en partie ?