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— On dirait un jardinier qui fait pousser une plante rare, disait Dauphine en riant. S’il osait, je crois qu’il vous arroserait…

Même M. Garland réclama un jour l’honneur d’escorter la jeune comtesse. Visiblement, il accomplissait là un bel effort destiné à faire apprécier des services devenus à peu près inexistants depuis la mort d’Étienne. L’ex-précepteur passait en effet son temps à explorer les alentours du château, toujours à la recherche de son hypothétique trésor : en effet, l’entrée qu’au printemps il avait cru trouver s’était révélée très vite décevante : un court boyau rocheux sans aucune issue. Aussi explorait-il à présent toutes les failles de l’antique motte féodale, mais apparemment sans grand succès.

Hortense n’accepta pas sa compagnie, déguisant son refus sous une soudaine indisposition. Elle n’avait jamais aimé cet homme mais, depuis la mort du vieux prêtre, elle avait peine à dissimuler l’aversion, voire l’horreur qu’il lui inspirait… Garland d’ailleurs ne renouvela pas son offre.

L’hiver vint d’un seul coup. Quinze jours avant Noël, alors que, la veille, le temps était encore presque doux et ensoleillé, les gens de Lauzargues se retrouvèrent sous un pied de neige. Une neige qui ne fondit pas et gela sous l’attaque d’un vent violent venu du nord. Le château, îlot perdu dans les glaces, se referma comme un poing sur ses habitants.

Pour Hortense, ce furent des semaines pénibles, à peine allégées par la messe nocturne que, pour la première fois depuis bien longtemps, on chanta dans la chapelle. Un merveilleux instant de rémission dans la lumière des cierges et le parfum des branches de sapin. Mais un instant seulement… Considérablement alourdie d’un fruit qui semblait prendre des dimensions presque anormales, Hortense ne quittait plus sa chambre que pour un fauteuil près de l’immense cheminée du salon. Elle restait là de longues heures, immobile le plus souvent, guettant les mouvements de l’enfant dans la douce coquille de son ventre car c’étaient là des instants bienheureux. En dehors de cela elle tricotait en compagnie de Godivelle – elle avait appris au couvent –, lisait un peu ou écoutait le marquis jouer pour elle de la harpe…

Il en touchait agréablement mais c’était d’habitude pour lui un plaisir solitaire car l’instrument ne quittait pas sa chambre. Mais, dans le but aimable de distraire la jeune femme, il l’avait fait descendre près d’elle et se hâtait d’ailleurs de l’oublier dès que ses mains touchaient les cordes tant la musique alors s’emparait de lui. C’était assez étrange ce goût passionné chez un homme qui semblait tellement dépourvu d’âme. Mais son habileté compensait un peu le manque de sensibilité de son jeu.

Hortense elle-même jouait de la harpe, et fort bien, mais elle se sentait trop lasse pour prendre place derrière la grande crosse dorée. Elle préférait laisser voguer ses pensées sur l’égrènement gracile des notes qui évoquaient si bien la chanson d’une fontaine au printemps. Ce printemps qu’elle attendait avec impatience car l’enfant devait arriver avec lui, vers la fin du mois de mars, et elle trouvait dans cette coïncidence le meilleur des présages.

On ne voyait plus Mlle de Combert qu’une mauvaise grippe avait clouée dans son lit aux premiers jours de janvier. L’état des chemins était trop mauvais d’ailleurs pour permettre le voyage, même en traîneau. Hortense le regrettait car elle aimait beaucoup, à présent, sa compagnie pleine de vivacité. Même quand elle choisissait de se taire, elle prenait plaisir à l’entendre discuter, ou même disputer avec son cousin le marquis. Et son absence réduisait la présence féminine au château à Godivelle et aux deux jeunes servantes que l’on avait engagées pour la décharger des plus lourds travaux. Mais la vieille femme semblait avoir perdu le goût des bavardages et, quand elle tenait compagnie à Hortense, elle priait la plupart du temps, égrenant chapelet après chapelet comme si elle cherchait à attirer de force la protection du Ciel sur la maison de ses maîtres.

La jeune femme espérait que le bébé viendrait au monde le 20 mars, c’est-à-dire le même jour qu’elle-même et que le roi de Rome, mais ce fut dans la nuit du 11 au 12 qu’il s’annonça, une dizaine de jours avant le temps prévu pour son arrivée…

Minuit venait de sonner à la grande horloge du vestibule quand une douleur fulgurante traversa le corps d’Hortense et l’arracha au sommeil. Haletante, la sueur au front, elle constata que la vague douloureuse se retirait lentement. Elle hésitait alors à appeler mais déjà la vague revenait, remontant des profondeurs de son corps avec une telle violence que la jeune femme poussa un cri perçant, alertant son beau-père dont la porte, depuis quelques nuits, demeurait entrouverte.

Cette fois il n’y eut plus de rémission. Hortense fut engloutie dans un flot de souffrance ininterrompue, d’une fureur telle qu’elle ne l’avait jamais imaginée et s’en trouvait de fait désarmée. Durant des heures et des heures, ses cris, coupés de sanglots et de longs gémissements, emplirent le château et franchirent les murailles, proclamant avec quelle impérieuse volonté l’enfant réclamait sa venue au jour.

La suppliciée avait vaguement conscience de silhouettes qui s’affairaient autour d’elle, de visages anxieux un instant entrevus parmi lesquels elle crut distinguer celui du marquis tendu farouchement au-dessus d’elle. Par la suite, elle devait apprendre que M. de Lauzargues avait, en effet, exigé d’assister à l’accouchement de sa belle-fille comme si elle eût été reine couronnée et l’enfant quelque héritier royal.

Enfin, vers le soir, sur une douleur plus terrible que les autres encore, le corps écartelé, ouvert en un ultime effort, libéra un petit garçon…

Au cri d’agonie de la mère fit écho celui, triomphant du grand-père puis celui, vigoureux, du bébé dont Godivelle s’empara aussitôt tandis que Hortense épuisée glissait dans un miséricordieux anéantissement.

Le bébé pesait près de huit livres et c’était un superbe enfant dont Godivelle, transportée de joie et d’orgueil, proclama qu’il était un vrai Lauzargues. Mais elle n’avait pas besoin de le dire : cela sautait aux yeux. Et quand Hortense, bouleversée, l’eut dans ses bras pour la première fois, elle sentit son cœur fondre de joie en retrouvant sur le minuscule visage sommé d’une arrogante crête de cheveux noirs, les traits du visage de Jean. Ceux aussi du marquis et ce fut à cet instant qu’elle constata à quel point les deux hommes se ressemblaient. Et pourquoi le meneur de loups avait choisi de porter barbe et moustache.

L’amour maternel entra en elle comme une tempête, emportant incertitudes et regrets. De longues minutes elle contempla son enfant, caressant timidement des lèvres les joues duvetées et les petits doigts roses qui s’écartaient comme de minuscules étoiles de mer. Sa tendresse débordait de ses yeux, de son cœur…

— Bien entendu, je veux le nourrir ! déclara-t-elle…

— Il vaut mieux pas, Madame la Comtesse, dit Godivelle. Vos seins sont trop petits pour porter beaucoup de lait et ce gaillard a besoin d’une nourrice vigoureuse, capable de lui en fournir beaucoup. On en a déjà retenu une…

— Sans m’en parler ? Il me semble que c’était à moi de m’en occuper ?

— Monsieur le Marquis n’a voulu laisser ce soin à personne. Il est à moitié fou de bonheur ! Soyez tranquille, il aura bien choisi. La femme sera là demain matin… Jusque-là, notre jeune maître boira de l’eau sucrée…

— Bien ! soupira Hortense. Mais je veux la voir dès qu’elle arrivera…

A regret, elle accepta que le bébé fût installé non dans sa chambre mais dans la cuisine, près du lit de Godivelle. En dépit des cheminées, les chambres du château demeuraient difficiles à chauffer et l’enfant risquerait moins le froid près de l’énorme « cantou ». Il donnait d’ailleurs de la voix avec une grande conviction et sa mère apprécia de pouvoir dormir toute une grande nuit sans être dérangée.