Toujours sous la conduite du valet, Strange contourna une éminence escarpée aux flancs lisses, surmontée de la tour ronde qui est la partie la plus facilement reconnaissable du château vu de loin. En passant sous une porte médiévale, ils pénétrèrent dans une autre cour aux proportions presque aussi magnifiques que la première, mais, alors que l’autre était peuplée de domestiques, de soldats et de représentants de la maison, celle-ci était silencieuse et déserte.
— Il est bien dommage que vous ne soyez pas venu chez nous il y a quelques années, monsieur, dit le serviteur. À l’époque, il était possible de visiter les appartements du roi et ceux de la reine après en avoir fait la demande auprès de l’intendant. Le mal de Sa Majesté a mis fin aux visites.
Il mena Strange à une imposante entrée gothique, au milieu d’une longue rangée d’édifices de pierre. En gravissant une volée de marches, il continua à déplorer les nombreux obstacles qui empêchaient de voir le château. Il ne pouvait s’empêcher de penser que la déception de Strange devait être immense.
— J’ai trouvé ! déclara-t-il soudain. Je vais vous montrer Saint George’s Hall ! Oh ! Ce n’est pas le centième de ce que vous devriez voir, monsieur, mais cela vous donnera une idée de la magnificence du château de Windsor !
Au sommet de l’escalier, il tourna à droite et traversa promptement une salle aux murs couverts d’assemblages décoratifs d’épées et de pistolets. Strange le suivait. Ils pénétrèrent dans une galerie haute de plafond, longue de soixante ou quatre-vingts mètres.
— Là ! dit le valet avec autant de suffisance que s’il l’avait lui-même construite et décorée.
Le long du mur sud, de hautes fenêtres cintrées laissaient entrer un jour froid et brumeux. La partie inférieure des murs était lambrissée de poirier, et les panneaux avaient tous des bordures sculptées et dorées. La partie supérieure, ainsi que le plafond, était couverte de peintures de dieux et de déesses, de rois et de reines. Le plafond représentait Charles II montant vers une gloire éternelle sur un nuage blanc et bleu, entouré de chérubins roses et potelés. Généraux et diplomates déposaient des trophées à ses pieds, tandis que Jules César, Mars, Hercule et divers grands personnages se tenaient autour avec embarras, subitement frappés d’un sentiment mortifiant d’infériorité devant le monarque britannique.
Tout cela était on ne peut plus magnifique. Cependant, la peinture qui tira l’œil de Strange était une immense fresque murale s’étendant sur toute la longueur du mur nord. Au milieu, on voyait deux rois assis chacun sur un trône. De part et d’autre, debout ou à genoux, se pressaient chevaliers, dames, courtisans, pages, dieux et déesses. La partie gauche de la fresque était baignée de soleil. De ce côté-ci, le roi était un homme beau et robuste, présentant toute la vigueur de la jeunesse. Il portait une toge claire et avait les cheveux dorés et bouclés, le front ceint de lauriers et un sceptre à la main. Les figures et les dieux qui l’entouraient étaient tous équipés de casques, de cuirasses, de lances et d’épées, l’artiste suggérant ainsi que ce monarque n’attirait dans son amitié que les plus guerriers des hommes et des divinités. Dans la partie droite du tableau, en revanche, la lumière devenait terne et plus crépusculaire, comme si le peintre avait voulu figurer un soir d’été. Des étoiles brillaient au-dessus des personnages et tout autour. De ce côté-là, le roi avait la peau pâle et les cheveux bruns. Il portait une toge noire, et sa physionomie était indéchiffrable. Couronné de sombres feuillages de lierre, il tenait en sa main gauche une fine baguette d’ivoire. Son entourage se composait surtout de créatures surnaturelles : un phénix, une licorne, une manticore, des faunes et satyres. On distinguait également quelques personnages mystérieux : une silhouette masculine en robe de moine avec le capuchon tiré sur le visage, une silhouette féminine enroulée dans une cape foncée et semée d’étoiles, le bras jeté en travers des yeux. Entre les deux trônes se dressait une jeune femme vêtue d’une tunique blanche flottante et coiffée d’un casque d’or. D’un geste protecteur, le roi martial lui avait posé la main gauche sur l’épaule ; le roi ténébreux, lui, tendait la main droite vers elle, qui avait allongé la sienne, de sorte que les bouts de leurs doigts se touchaient légèrement.
— C’est l’œuvre d’Antonio Verrio[104], un gentilhomme italien, expliqua le valet. – Il montra du doigt le roi de gauche. – Voici Edward III de l’Angleterre du Sud. – Il montra ensuite le roi de droite. – Et voilà le roi magicien de l’Angleterre du Nord, John Uskglass.
— Vraiment ? fit Strange, grandement intéressé. J’ai déjà vu des statues de lui, certes. Et aussi des gravures dans des livres. Mais je ne pense pas avoir jamais vu de portraits. Et la dame entre les deux rois, qui est-ce donc ?
— Mrs Gwynn, une des maîtresses de Charles II. Elle est censée représenter Britannia[105].
— Je vois. Ce n’est pas rien, je pense, que notre roi magicien occupe encore une place d’honneur dans la maison royale. Mais enfin, on l’a vêtu à la romaine et on lui fait donner la main à une actrice. Je me demande ce qu’il dirait de cela…
Le valet ramena Strange par la galerie tapissée d’armes et le laissa devant une porte noire d’allure imposante, surmontée d’un grand fronton de marbre en corniche.
— Je ne puis vous conduire plus loin, monsieur. Ici s’arrête mon domaine et commence celui des Drs Willis. Vous trouverez le roi derrière cette porte.
Et de s’incliner avant de redescendre l’escalier.
Strange frappa à la porte. De l’intérieur résonnaient le son d’un clavecin et les accents d’une voix masculine.
La porte s’ouvrit sur un grand et solide gaillard de trente ou quarante ans. Son visage rond et blafard était vérolé et suait tel un fromage de Cheschire. L’un dans l’autre, il ressemblait de façon saisissante au bonhomme de la lune qui passe pour un « ample fromage[106] ». Il s’était rasé sans soin et, çà et là sur sa face blanche, se détachaient deux ou trois gros poils noirs, évoquant une famille de mouches noyée dans le lait avant la fabrication dudit fromage, d’où leurs pattes émergeraient. Sa redingote était taillée dans une bure brune rugueuse, et sa chemise et sa cravate dans le lin le plus grossier. Aucun de ses vêtements n’était particulièrement propre.
— Oui ? dit-il, gardant la main sur le battant, montrant ainsi son intention de le refermer à la moindre provocation de l’intrus.
Il tenait très peu du personnage du serviteur de palais et beaucoup de celui de l’infirmier d’asile d’aliénés, ce qu’il était.
Strange leva un sourcil devant ce manque de courtoisie. Il donna son nom assez froidement et déclara qu’il était venu rendre visite au roi.
Le bonhomme soupira.
— Eh bien, monsieur, je ne puis nier que nous vous attendions. Mais, vous voyez, vous ne pouvez entrer. Le Dr John et le Dr Robert – les noms des deux frères Willis – ne sont pas là. Nous les espérons d’un instant à l’autre depuis une heure et demie. Nous ne savons pas où ils peuvent se trouver.
— Voilà qui est des plus fâcheux, répondit Strange, mais cela ne me concerne pas. Car je n’ai nul désir de voir les messieurs dont vous me parlez. J’ai affaire avec le roi. J’ai ici une lettre signée par les archevêques de Canterbury et d’York m’accordant le droit de visiter Sa Majesté aujourd’hui.
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Peintre italien spécialiste de mythologies baroques (1639-1707). Il fut admiré de Charles II, pour qui il décora le château de Windsor