Et Strange d’agiter la lettre sous le nez de l’autre.
— Monsieur, vous devez attendre la venue du Dr John et du Dr Robert. Ils ne permettent à personne de s’immiscer dans leur façon de s’y prendre avec le roi. Le silence et la retraite sont ce qui convient le mieux au roi. La conversation est la pire des choses pour lui. Vous ne sauriez imaginer, monsieur, quel terrible mal vous pourriez causer au roi simplement en lui parlant. Mettons que vous lui disiez qu’il pleut. Vous considéreriez sans doute que la remarque est la plus innocente du monde. Elle peut pourtant donner à ruminer au roi, voyez-vous, et son esprit, dans sa démence, vole alors d’une chose à une autre, lui provoquant une crise de fureur des plus dangereuses. Il peut songer aux fois où, dans le temps, il pleuvait et où ses domestiques lui apportaient des nouvelles de batailles perdues, et de filles qui étaient mortes, et de fils qui l’avaient déshonoré… Tenez ! Cela pourrait suffire à tuer le roi sur le coup ! Voulez-vous tuer le roi, monsieur ?
— Non.
— Eh bien, alors, reprit le bonhomme d’un ton enjôleur, ne voyez-vous donc pas, monsieur, qu’il serait préférable d’attendre le Dr John et le Dr Robert ?
— Merci, mais je pense que c’est un risque à courir. Conduisez-moi à Sa Majesté, je vous prie.
— Le Dr John et le Dr Robert seront très mécontents, l’avertit le bonhomme.
— Je ne m’en soucie guère, répliqua Strange avec froideur.
Le bonhomme parut stupéfié par cette impertinence.
— À présent, poursuivit Strange, avec un air très déterminé et un nouveau moulinet de sa lettre, auriez-vous l’obligeance de me permettre de voir le roi ou allez-vous défier l’autorité de deux archevêques ? Cela est une affaire très grave, passible de… Enfin, je ne sais pas exactement de quoi, mais d’une peine assez sévère, j’imagine.
Le bonhomme soupira. Il appela un compère (aussi sale et fruste que lui) et lui ordonna de se rendre immédiatement aux domiciles du Dr John et du Dr Robert pour aller les chercher. Puis, à contrecœur, il s’écarta afin de laisser entrer Strange.
Les dimensions de la salle étaient grandioses. Les murs, lambrissés de chêne, présentaient quantité de fines moulures. D’autres personnages majestueux et allégoriques étaient alanguis sur les nuées peintes au plafond. Quant à la pièce elle-même, elle était lugubre. Pas un seul tapis n’en couvrait le sol, et il y faisait très froid. Un fauteuil et un clavecin en mauvais état constituaient le seul mobilier. Un vieil homme était assis au clavecin, leur tournant le dos. Vêtu d’une robe de chambre d’un antique brocart violet, il avait un bonnet de nuit froissé en velours écarlate sur la tête et, aux pieds, des pantoufles sales et cassées. Il jouait avec beaucoup de vigueur et chantait à tue-tête en allemand. En entendant des bruits de pas approcher, il s’interrompit.
— Qui est là ? demanda-t-il. Qui est-ce donc ?
— Le magicien, Votre Majesté, répondit l’infirmier de l’asile d’aliénés.
Le vieil homme parut méditer un moment ce renseignement, puis il déclara d’une voix forte :
— Cette profession m’inspire un dégoût sans pareil !
Et de se remettre à frapper les touches de son clavecin en chantant à tue-tête.
C’était là une entrée en matière plutôt décourageante. L’infirmier d’asile d’aliénés émit un petit rire insolent et se retira, laissant Strange et le roi seul à seul. Strange s’avança de quelques pas dans la salle et se posta à un endroit d’où il pourrait observer le visage du roi.
Sur ce visage, le malheur de la démence se combinait avec celui de la cécité. Les iris étaient d’un bleu trouble, le blanc des yeux aussi terne que du lait caillé. De longues mèches de cheveux blanchâtres, striés de gris, pendaient de part et d’autre de ses joues, marbrées de vaisseaux éclatés. Pendant que le roi chantait, de la salive voletait de ses lèvres rouges flasques. Sa barbe était presque aussi longue et aussi blanche que ses cheveux. Il ne ressemblait en rien aux portraits que Strange avait vus de lui, car ceux-ci avaient été exécutés quand il avait toute sa tête. Avec sa longue chevelure, sa longue barbe et sa longue robe violette, il rappelait surtout un personnage de vieillard tragique sorti de Shakespeare… Ou plutôt à deux personnages de vieillards tragiques sortis de Shakespeare. Dans sa folie et sa cécité, il était le roi Lear et Gloucester réunis.
Strange avait été averti par les ducs royaux qu’il était contraire à l’étiquette de parler au roi à moins que ce dernier ne vous adressât d’abord la parole. Il y avait cependant peu d’espoir que cela arrivât, étant donné que Sa Majesté détestait autant les magiciens. Aussi, quand Sa Majesté marqua une nouvelle pause dans sa musique et son chant, Strange se présenta.
— Je suis l’humble serviteur de Votre Majesté, Jonathan Strange d’Ashfair, dans le Shropshire. J’étais le magicien ordinaire des armées pendant la dernière guerre en Espagne où, sans m’en vanter, j’ai pu me rendre quelque peu utile à Votre Majesté. C’est l’espoir des fils et des filles de Votre Majesté que ma magie puisse soulager Votre Majesté de son mal.
— Dites au magicien que je ne le vois pas ! répondit le roi d’un ton dégagé.
Strange ne se donna pas la peine de répliquer à cette déclaration absurde.
Bien sûr que le roi ne pouvait le voir, il était aveugle.
— Mais je vois fort bien son compagnon ! continua Sa Majesté d’un ton approbateur en tournant la tête, comme pour fixer un point à cinquante centimètres ou à un mètre sur la gauche de Strange. Avec sa perruque argentée, je pense bien que je devrais être capable de le voir ! Il a l’air d’un bougre bien extravagant.
Ces propos étaient si convaincants que Strange se retourna pour regarder. Naturellement, il n’y avait personne.
Pendant ces quelques derniers jours, il avait compulsé les livres de Mr Norrell en quête d’une indication appropriée à l’état du roi. Il existait étonnamment peu de charmes susceptibles de guérir la folie. Au reste, il n’en avait trouvé qu’un, et il n’était pas certain de sa destination. Il s’agissait d’une prescription des Révélations des trente-six autres mondes, d’Ormskirk. Ormskirk écrivait que celle-ci devait dissiper les illusions et corriger les idées fausses. Strange sortit l’ouvrage pour relire le charme. La formule de magie était particulièrement obscure, composée seulement des mots suivants :
« Place la lune devant ses yeux et sa blancheur dévorera les fausses apparences que le trompeur y aura mises.
« Place un essaim d’abeilles à portée de ses oreilles. Les abeilles aiment la vérité et détruiront les mensonges du trompeur.
« Place du sel dans sa bouche, de crainte que le trompeur ne tente de l’attirer avec le goût du miel ou de le rebuter avec un goût de cendres.
« Cloue sa main d’un clou en fer afin qu’il ne puisse la lever pour exécuter l’ordre du trompeur.
« Place son cœur en lieu sûr afin que tous ses désirs lui soient propres et que le trompeur ne puisse y trouver prise.
« Mémorandum. La couleur rouge peut être jugée bénéfique. »
Tandis que Strange prenait lecture du passage, il fut forcé de reconnaître qu’il n’avait pas la moindre idée de sa signification[107]. Comment le magicien était-il censé décrocher la lune pour le sujet affligé ? Et si le second alinéa était exact, alors les ducs eussent mieux fait de recourir à un apiculteur qu’à un magicien. Strange ne pouvait pas non plus croire que Leurs Altesses royales seraient ravies s’il s’avisait de transpercer les mains du roi avec des clous en fer. La note sur la couleur rouge était également étrange. Il croyait se souvenir d’avoir lu ou entendu quelque chose sur le rouge, sans se rappeler pour l’heure quelle en était la teneur.
107
Il est probable qu’Ormskirk n’en avait pas non plus la moindre idée. Il avait simplement consigné un charme qui lui avait été confié par quelqu’un d’autre ou qu’il avait trouvé dans un livre. C’est l’éternel problème posé par les écrits des magiciens argentins. Dans leur désir de conserver la moindre bribe de science magique, ils étaient souvent amenés à noter ce qui leur demeurait incompréhensible.