Il fut interrompu par les sons stridents, triomphants, que le roi tirait de sa flûte.
— Morbleu ! s’exclama Strange, tendant l’oreille au cas où les infirmiers ou, pis encore, les Willis accourraient.
Cependant, il ne se produisit rien de tel. Quelque part tout près, on entendait de drôles de coups sourds irréguliers, accompagnés de cris et de gémissements… On eût cru que quelqu’un se faisait battre par un plein placard de balais. Hormis ce vacarme, tout était tranquille.
Une porte ouvrait sur une grande terrasse de pierre, d’où le sol descendait à pic ; au bas du talus, s’étendait un parc. Sur la droite, on devinait une longue double rangée d’arbres dénudés.
Bras dessus, bras dessous, le roi et Strange suivirent la terrasse jusqu’au coin du château. Là, Strange trouva un sentier qui dévalait la pente avant de disparaître dans le parc. Ils le longèrent donc et n’avaient pas pénétré très avant sous les arbres quand ils tombèrent sur une pièce d’eau ornementale, limitée par une margelle de pierre[108]. Au centre se dressait un petit pavillon de pierre, décoré de gargouilles sculptées. Certaines évoquaient des chiens, sauf que leurs corps étaient allongés et bas sur pattes, tels ceux des lézards, et que chacun présentait une crête de piquants le long de l’échine. D’autres étaient censées représenter des dauphins incurvés qui s’étaient mystérieusement arrangés pour s’accrocher aux murs. Sur le toit, une demi-douzaine de dames et de messieurs de l’Antiquité classique, assis dans des positions tout aussi classiques, tenaient des vases. Visiblement, il avait été dans les intentions de l’architecte que des fontaines jaillissent des gueules de toutes ces étranges créatures et des vases du toit pour retomber artistiquement dans la pièce d’eau ; à présent tout était gelé et silencieux.
Strange s’apprêtait à émettre quelque remarque sur le spectacle mélancolique offert par le bassin gelé, quand il entendit des cris. Il se retourna et aperçut un groupe de personnes qui descendaient le talus du château à vive allure. Comme ils se rapprochaient, il vit qu’ils étaient au nombre de quatre : deux messieurs qu’il ne connaissait pas et les deux infirmiers, celui à la face pareille à un fromage du Cheshire et celui qui avait été envoyé chercher les Willis. Ils semblaient tous ulcérés.
Ces messieurs se dépêchaient, fronçant le sourcil d’un air important et offensé. Ils montraient tous les symptômes de ceux qui s’étaient vêtus en hâte. L’un tentait de boutonner sa redingote, sans grand succès. Dès qu’il attachait les boutons, ceux-ci se défaisaient. À peu près du même âge que Mr Norrell, il portait une perruque démodée (rappelant celle de Mr Norrell) qui de temps en temps tressautait et tournoyait sur sa tête. Mais il différait de Mr Norrell en ce qu’il était plutôt grand, plutôt beau, et avait un maintien imposant et décidé. L’autre monsieur, son cadet de plusieurs années, était tracassé par ses bottes, lesquelles paraissaient douées d’opinions propres. Alors qu’il luttait pour avancer, elles tentaient de l’entraîner dans une direction totalement différente. Strange ne put que conclure que sa magie avait eu plus de succès qu’il ne l’avait espéré et avait rendu les habits difficiles à manier.
Le monsieur le plus grand (celui qui portait la perruque folâtre) jeta à Strange un regard furibond.
— Avec l’autorisation de qui le roi est-il sorti ? s’enquit-il.
Strange leva les épaules.
— Avec la mienne, je pense.
— Vous ! Mais qui êtes-vous ?
Ne goûtant point la manière dont on s’adressait à lui, Strange répliqua :
— Et vous, qui êtes-vous ?
— Je suis le Dr John Willis. Voici mon frère, le Dr Robert Darling Willis. Nous sommes les médecins du roi. Nous avons la charge de la personne du roi sur ordre du Conseil de la reine. Personne n’a le droit de rencontrer Sa Majesté sans notre permission. Je vous le demande une dernière fois : qui êtes-vous ?
— Je suis Jonathan Strange. Je suis venu à la requête de Leurs Altesses royales les ducs d’York, de Clarence, de Sussex, de Kent et de Cambridge pour voir si Sa Majesté peut ou non être guérie par la magie.
— Ha ! s’écria le Dr John avec mépris. La magie ! Cette médecine-là est surtout utilisée pour tuer les Français, n’est-il pas ?
Le Dr Robert émit un rire sarcastique. L’effet de son dédain glacé de scientifique fut toutefois gâché quand ses bottes l’emportèrent soudain avec une telle brutalité qu’il alla heurter du nez contre un arbre.
— Voyons, maître magicien ! protesta le Dr John. Vous vous méprenez si vous croyez pouvoir maltraiter ma personne et mes domestiques en toute impunité. Car vous reconnaîtrez sans doute que vous avez collé les portes du château avec votre magie afin que mes hommes ne puissent vous empêcher de sortir ?
— Certainement pas ! déclara Strange. Je n’ai rien commis de tel ! Je l’aurais pu, concéda-t-il, s’il en avait été besoin. Mais vos hommes sont aussi paresseux qu’ils sont insolents ! Quand Sa Majesté et moi-même avons quitté le château, ils étaient invisibles !
Le premier infirmier (celui à la face pareille à un fromage du Cheshire) faillit exploser en entendant ces paroles.
— Ce n’est pas vrai ! cria-t-il. Docteur John, docteur Robert, je vous supplie de ne pas écouter ces menteries ! Martin que voici – il montrait l’autre infirmier – a perdu la voix. Il ne pouvait plus émettre un son pour donner l’alerte !
L’autre infirmier remua les lèvres en gesticulant violemment pour confirmer ses propos.
— … Quant à moi, monsieur, j’étais dans le corridor au bas de l’escalier, quand la porte d’en haut s’est ouverte. Je me disposais justement à parler à ce magicien – et des noms d’oiseaux j’allais lui donner aussi de votre part – quand j’ai été attiré par magie dans un placard à balais dont la porte s’est aussitôt refermée sur moi…
— Quelles inepties ! s’exclama Strange.
— Des inepties, ah, oui ? s’indigna le bonhomme. Et je présume que ce n’est pas vous qui m’avez fait battre par les balais du placard ? Je suis plein de contusions.
Cela au moins était parfaitement vrai. Il avait le visage et les mains couverts de marques rouges.
— Là, maître magicien ! s’écria triomphalement le Dr John. Que dites-vous à présent ? À présent que tous vos tours sont dévoilés…
— Ah, vraiment ? fit Strange. Il s’est infligé une belle correction afin de rendre son histoire plus convaincante !
Le roi émit un son vulgaire sur sa flûte.
— Soyez assuré, menaça le Dr John, que le Conseil de la reine entendra parler sous peu de votre impudence ! – Puis, se détournant de Strange, il appela : – Votre Majesté, venez ici !
Le roi gambadait lestement derrière Strange.
— Vous m’obligeriez en rendant Sa Majesté à ma garde, insista le Dr John.
— Je n’en ferai rien, déclara Strange.
— Parce que vous savez comment les insensés doivent être traités, n’est-ce pas ? ironisa le Dr John. Vous avez étudié la question ?
— Je sais que l’éloignement de toute compagnie, la privation d’exercice et un simple changement d’air ne peuvent rien guérir du tout. Il s’agit d’une barbarie ! Je ne traiterais pas un chien ainsi.
— En parlant de la sorte, ajouta le Dr Robert, vous trahissez votre ignorance. La solitude et la tranquillité dont vous vous plaignez si vigoureusement sont les pierres angulaires de tout notre système de traitement du roi.
— Oh ! se défendit Strange. Vous appelez cela un système, vraiment ? Et en quoi consiste ce système ?
108
Cette pièce d’eau et sa double rangée d’arbres étaient tout ce qui restait d’un vaste jardin d’agrément, dessiné par le roi William III, et qui avait été commencé sans être jamais achevé. Il avait été abandonné après que le coût s’en fut révélé par trop cher. On avait laissé les terres retourner à leur état antérieur de parc et de prés.