— Il y a trois principes essentiels, répondit le Dr Robert. L’intimidation…
Avec sa flûte, le roi joua quelques notes tristes…
— … l’isolement…
… qui se muèrent en un petit air mélancolique…
— … et la contention.
… avant de s’achever sur une longue note semblable à un soupir.
— De cette manière, poursuivit le Dr Robert, toutes les sources possibles d’excitation sont supprimées et le patient se voit refuser les matériaux servant à construire ses fantaisies et ses idées erronées.
— À la fin, ajouta le Dr John, c’est en imposant sa volonté à son patient que le médecin obtient la guérison. La force de caractère du médecin détermine donc son succès ou son échec. D’aucuns ont noté que notre père était capable de maîtriser des aliénés juste en les fixant du regard.
— Vraiment ? s’étonna Strange, se sentant intéressé à son corps défendant. Je n’y avais jamais songé auparavant, mais on trouve assurément quelque chose d’identique dans la magie. Il existe toutes sortes de circonstances où le succès d’un tour de magie dépend de la force de caractère du magicien.
— Pas possible ? fit le Dr John, jetant un bref coup d’œil à sa gauche.
— Oui. Prenez Martin Pale, par exemple. Maintenant il est…
Strange suivit involontairement des yeux la direction du regard du Dr John. Un des infirmiers – celui qui ne pouvait plus parler – contournait furtivement la pièce d’eau ornementale en direction du roi, tenant un objet de couleur claire dans les mains. Sur le moment, Strange ne devina pas la nature de ce dernier. Puis il le reconnut : c’était une camisole de force.
Plusieurs événements se produisirent en même temps. Strange cria quelque chose – il ne savait quoi –, l’autre infirmier se rua vers le roi, les deux Willis tentèrent de s’emparer de Strange, le roi tira des sons d’alarme stridents de sa flûte et un drôle de bruit se fit entendre, comme si une centaine de gens se raclaient la gorge.
Tous s’arrêtèrent pour regarder autour de soi. Le vacarme paraissait provenir du petit pavillon de pierre au centre du bassin gelé. Soudain un nuage blanc opaque fusa des gueules de toutes les gargouilles de pierre, comme si celles-ci avaient toutes expiré à la fois. Les nuages de buée brillèrent et scintillèrent dans la maigre lumière brumeuse, puis tombèrent sur la glace avec un léger tintement.
Il y eut un silence, suivi immédiatement d’un horrible fracas, pareil à celui de blocs de marbre qu’on eût fendus. Les gargouilles s’arrachèrent des murs du pavillon et se mirent à ramper et à se dandiner vers les Willis sur la surface gelée. Les yeux de pierre inexpressifs roulaient dans leurs orbites. Leurs gueules s’ouvrirent, et de chaque gorge jaillit un jet d’eau. Leurs lourdes queues zigzaguaient de côté et d’autre, tandis que leurs pattes minérales se levaient puis s’abaissaient avec raideur. Les canalisations de plomb qui transportaient l’eau jusqu’à leurs gueules s’étiraient magiquement derrière elles.
Les Willis et les infirmiers écarquillaient les yeux, dans la totale incapacité de comprendre ce qui se passait. Les grotesques créatures rampaient toujours, tirant leur tuyauterie après elles et arrosant d’eau les médecins. Ces derniers sautaient ici et là en hurlant, davantage par peur que sous l’effet de la douleur.
Les infirmiers s’enfuirent. Que les Willis, eux, restassent plus longtemps avec le roi, il n’aurait pu en être question. Dans l’air glacé, leurs habits trempés gelaient sur eux.
— Magicien ! cria le Dr John, tout en se tournant pour regagner le château en courant. Eh bien ! voilà un autre nom pour imposteur ! Lord Liverpool en entendra parler, magicien ! Il saura comment vous agissez avec les médecins du roi ! Ouille, ouille, ouille !
Il aurait bien continué dans cette veine, mais les gargouilles du toit du pavillon s’étaient dressées et commençaient à lui lancer des pierres.
Strange se borna à accorder un sourire méprisant aux frères Willis. Son assurance était pourtant plus feinte que réelle. En vérité, il se sentait mal à l’aise. Toute la magie qui venait d’être pratiquée n’était pas de son fait.
33
« Placez la lune devant mes yeux »
C’était on ne peut plus mystérieux. Pouvait-il y avoir un autre magicien au château ? Un des domestiques, peut-être ? Ou l’une des princesses ? Cela semblait peu probable. Mr Norrell pouvait-il y être pour quelque chose ? Strange se représenta son professeur assis dans son petit salon du second étage de Hanover-square, à scruter son plat d’argent, à observer tout ce qui se passait et à chasser, à la fin, les Willis grâce à sa magie. C’était possible, estima Strange. L’animation des statues était une des spécialités de Mr Norrell, après tout. Cela avait même été le premier enchantement à lui apporter la notoriété publique. Et pourtant, pourtant… Pourquoi Mr Norrell déciderait-il soudain de l’aider ? Par bonté d’âme ? Certainement pas. En outre, cette magie dégageait un humour noir qui ne ressemblait pas à Norrell. Le magicien n’avait pas seulement voulu effrayer les frères Willis, il avait voulu les ridiculiser. Non, ce ne pouvait être Norrell. Alors qui ?
Le roi ne paraissait nullement las. Il était plutôt porté à danser, à gambader et à se réjouir en général de la défaite des Willis. Aussi, pensant qu’un surcroît d’exercice ne pouvait assurément pas nuire à Sa Majesté, Strange poursuivit son chemin.
Le brouillard blanc avait estompé tout détail et toute couleur, rendant le paysage fantomatique. La terre et le ciel se confondaient dans la même grisaille immatérielle.
Le roi prit le bras de Strange d’un geste affectueux, ayant complètement oublié qu’il détestait les magiciens. Il se mit à l’entretenir des sujets qui le préoccupaient dans sa folie. Il était convaincu que quantité de calamités s’étaient abattues sur la Grande-Bretagne depuis qu’il était devenu fou. Il se figurait que le naufrage de sa raison devait s’accompagner d’un naufrage correspondant du royaume. Le premier de ces fantasmes était sa croyance que Londres avait été noyée dans une grande inondation.
— … et quand on est venu nous annoncer que les eaux grises et glacées s’étaient refermées sur le dôme de la cathédrale Saint-Paul et que la cité de Londres était devenue le domaine des poissons et des monstres marins, nous ne pouvons vous décrire nos sentiments ! Nous croyons avoir pleuré pendant trois jours entiers ! Aujourd’hui, les monuments sont tous recouverts d’anatifes, et sur les marchés on ne vend plus que des huîtres et des oursins ! Mr Fox nous a rapporté que voilà trois dimanches il était allé à Saint Vedast, dans Foster-lane, et qu’il avait entendu une excellente homélie prononcée par un turbot[109]. Mais nous avons un plan pour la restauration de notre royaume ! Nous avons dépêché des plénipotentiaires au roi des Poissons avec notre proposition d’épouser une sirène et de mettre ainsi fin au conflit opposant nos deux grandes nations !…
L’autre sujet qui préoccupait le roi était celui du personnage aux cheveux d’argent que lui seul voyait.
— Il prétend être roi, chuchota-t-il avec empressement. Nous, nous pensons que c’est un ange ! À cause de cette chevelure d’argent, nous croyons cela très vraisemblable. Et ces deux mauvais génies – ceux auxquels vous parliez –, il les a affreusement injuriés. Nous sommes persuadé qu’il est venu les frapper et les jeter dans une fosse ardente ! Ensuite, il ne fait aucun doute qu’il nous portera, vous comme nous, jusqu’au Piccadilly céleste !
— Au paradis céleste, corrigea Strange. Votre Majesté veut dire le paradis.
109
Charles James Fox, un homme politique d’opinion radicale, était décédé quelque huit ans plus tôt. Ce propos montre à quel point le roi avait l’esprit dérangé : Mr Fox était un célèbre athée qui n’aurait mis les pieds dans une église sous aucun prétexte.