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— Magicien ! Magicien ! Où êtes-vous donc ?

Le bois ne faisait plus à Strange l’effet d’être un lieu accueillant. Il lui apparaissait désormais comme il lui était apparu au début : sinistre, impénétrable, « non anglais ». Quant aux lumières, il les distinguait à peine ; c’étaient de simples points blancs dans les ténèbres, ce qui suggérait que les occupants de la maison ne pouvaient pas se permettre de brûler beaucoup de chandelles.

— Magicien ! appela encore le roi.

— Je suis là, Votre Majesté.

« Place un essaim d’abeilles à portée de mes oreilles, récita-t-il intérieurement. Les abeilles aiment la vérité et détruiront les mensonges du trompeur. »

Une sourde rumeur emplit ses oreilles, étouffant la musique du flûtiste. Elle ressemblait fort à un langage, et Strange pensa qu’il le comprendrait dans quelque temps. Elle s’amplifia, lui emplissant la tête, la poitrine et jusqu’aux extrémités des doigts et des orteils. Même ses cheveux semblaient électrisés, sa peau crépitait et vibrait de concert. L’espace d’un horrible instant, il crut avoir la bouche pleine d’abeilles, que des abeilles bourdonnaient et voletaient sous sa peau, dans ses oreilles et ses entrailles.

Le bourdonnement cessa. Strange entendit de nouveau le son de la flûte ; toutefois sa musique ne lui paraissait pas aussi douce qu’avant, ni ne lui donnait plus l’impression d’exprimer son existence.

« Place du sel dans ma bouche, se remémora-t-il, de crainte que le trompeur ne tente de m’attirer avec le goût du miel ou de me rebuter avec un goût de cendres. »

Ce passage du charme ne produisait absolument aucun effet[110].

« Cloue ma main d’un clou en fer afin que je ne puisse la lever pour exécuter l’ordre du trompeur. »

— Aïe ! Bon Dieu ! hurla Strange.

Une douleur atroce lui vrilla la paume de la main gauche. Quand elle cessa (aussi soudainement qu’elle avait commencé), il ne se sentit plus forcé de se hâter vers le bois.

« Place mon cœur en lieu sûr afin que tous mes désirs me soient propres et que le trompeur ne puisse y trouver prise. »

Il s’imagina Arabella, telle qu’il l’avait vue mille fois, adorablement mise, siégeant dans un salon au milieu d’une foule de personnes, qui toutes riaient et bavardaient. Il lui donna son cœur. Elle le lui prit des mains et le glissa silencieusement dans la poche de sa robe de soirée. Personne n’avait vu son geste.

Strange jeta ensuite le même sort au roi et, en dernier ressort, confia aussi le cœur du roi à Arabella pour qu’elle le gardât dans sa poche. Il était intéressant de porter un regard extérieur sur la magie. Tant d’événements peu communs s’étaient succédé dans la pauvre tête du roi que la soudaine apparition de la lune ne parut lui causer aucune surprise. Il ne se soucia guère des abeilles ; il les chassa quelque temps après.

Lorsque le sort eut fini d’agir, le flûtiste cessa brusquement de jouer.

— Et maintenant, Votre Majesté, déclara Strange, je crois qu’il est temps de rentrer au château. Vous êtes un souverain britannique, Votre Majesté, et je suis un magicien britannique. Même si la Grande-Bretagne peut nous manquer, nous n’avons pas le droit de manquer à la Grande-Bretagne. Elle peut encore avoir besoin de nos services.

— C’est vrai, c’est vrai ! À notre couronnement, nous avons prêté serment de toujours la servir ! Oh, mon pauvre pays ! – Le roi se retourna et agita la main dans la direction supposée du mystérieux flûtiste. – Adieu ! Adieu, cher monsieur ! Dieu vous bénisse pour votre bonté envers George III !

Les Révélations des trente-six autres mondes reposaient à terre, à moitié recouvertes de neige. Strange les ramassa et en chassa la neige. Il regarda derrière lui. Le bois obscur avait disparu, remplacé par un bouquet de cinq hêtres dénudés des plus innocents.

Sur le chemin du retour vers Londres, Strange s’abîma dans ses pensées. Il avait conscience qu’il aurait dû être troublé par les péripéties survenues à Windsor, peut-être effrayé. Sa curiosité et son excitation, cependant, compensaient de loin son malaise. D’ailleurs, qui ou quoi que fût l’auteur de l’enchantement, il l’avait vaincu et lui avait imposé sa volonté. Son enchanteur avait été fort, mais il avait été encore plus fort. Toute l’aventure avait confirmé un de ses plus anciens soupçons : il existait davantage de magie en Angleterre que Mr Norrell ne voulait bien l’admettre.

Peu importait l’angle sous lequel il considérait cette affaire, il revenait sans arrêt au personnage aux cheveux d’argent seulement visible du roi. Il tâchait de se rappeler les paroles exactes de Sa Majesté sur ce personnage, mais butait toujours sur le simple détail de ses cheveux d’argent.

Il arriva à Londres aux environs de quatre heures et demie. La cité s’obscurcissait ; des lumières brillaient à toutes les boutiques, et les allumeurs de réverbères arpentaient les rues. Après avoir atteint le carrefour d’Oxford-street et de New Bond-street, il tourna le dos à celui-ci pour se diriger vers Hanover-square. Il trouva Mr Norrell dans sa bibliothèque, en train de prendre le thé.

Mr Norrell, comme toujours, fut ravi de voir l’autre magicien et impatient d’entendre le compte-rendu complet de sa visite au roi.

Strange lui rapporta donc que le monarque était séquestré en son palais, puis il énuméra les charmes qu’il avait pratiqués. De l’arrosage des Willis, du bois enchanté et du flûtiste invisible, il ne souffla mot.

— Je ne suis pas surpris que vous n’ayez pu aider Sa Majesté, commenta Mr Norrell. Je ne crois pas que les magiciens auréats aient été capables de guérir la folie. En fait, je ne suis pas certain qu’ils aient essayé. Ils semblent avoir considéré la folie sous un tout autre jour. Ils révéraient les fous, en quelque sorte, et croyaient qu’ils savaient des choses ignorées des hommes sensés, des choses qui pouvaient être utiles à un magicien. On raconte que Ralph Stokesey et Catherine de Winchester consultaient tous deux des aliénés.

— Il n’y avait pas que les magiciens, n’est-ce pas ? objecta Strange. Les fées aussi s’intéressaient beaucoup aux fous. Je me souviens d’avoir lu cela quelque part, j’en suis sûr.

— Oui, en effet ! Certains de nos écrivains les plus importants ont noté la grande ressemblance existant entre les fous et les fées. Les deux sont connus pour tenir des propos sans queue ni tête. Vous avez sans doute remarqué ce trait chez le roi. On observe d’autres similitudes. Chaston, si je m’en souviens bien, a plusieurs choses à dire sur le sujet. Il cite l’exemple d’un aliéné de Bristol qui, chaque matin, annonçait à sa famille son intention de sortir se promener en compagnie d’une des chaises de la salle à manger. L’homme était dévoué à ce meuble particulier, le considérait comme l’un de ses amis les plus intimes et tenait avec lui des conversations imaginaires au cours desquelles ils discutaient du but de leur promenade et des chances qu’ils avaient de rencontrer d’autres tables ou chaises. Apparemment, le malheureux était très peiné chaque fois qu’une personne se proposait de s’asseoir sur ladite chaise. À l’évidence, cet homme était fou, Chaston souligne toutefois que les fées ne considéreraient pas son comportement comme aussi ridicule que nous. Les fées ne font pas une grande distinction entre le règne animé et le règne inanimé. Elles croient que les pierres, les portes, les arbres, le feu, les nuées et ainsi de suite ont tous une âme et des désirs, et sont de sexe masculin ou féminin. Peut-être cela explique-t-il l’extraordinaire sympathie que les fées montrent pour la folie. Par exemple, il était bien connu que, lorsque les fées se dérobaient aux regards, les aliénés étaient souvent capables de les percevoir. Le cas le plus célèbre que j’ai en mémoire était celui d’un jeune insensé appelé Duffy, de Chesterfield dans le Derbyshire, au XIVe siècle. Il était le favori d’un sylphe malveillant qui tourmentait ce bourg depuis des années. Le sylphe, s’étant pris d’une grande affection pour ce garçon, lui faisait des présents dispendieux, dont les trois quarts ne lui eussent guère été d’utilité s’il avait été en possession de toute sa raison et ne lui en étaient absolument d’aucune dans sa folie : un bateau incrusté de diamants, une paire de bottes d’argent, un cochon chanteur…

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110

Lorsque, par la suite, Strange repassa les événements de la matinée dans son esprit, il ne put que supposer que le flûtiste n’avait pas tenté de le tromper au moyen du goût.