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— Pourquoi le sylphe avait-il toutes ces prévenances pour Duffy ?

— Oh ! Il disait à Duffy qu’ils étaient des frères d’infortune. J’ignore pourquoi. Chaston a écrit que nombre de fées nourrissaient le vague sentiment d’avoir été maltraitées par les Anglais. Cela constituait un mystère pour Chaston – comme pour moi – qu’elles fussent de cette opinion. Dans les maisons des grands magiciens anglais, en effet, les fées tenaient le premier rang chez les serviteurs et siégeaient aux meilleures places après le magicien et sa dame. Chaston a bien des choses intéressantes à ajouter sur le sujet. Son meilleur ouvrage est Liber novus. – Mr Norrell fit les gros yeux à son élève. – Je suis sûr de vous l’avoir déjà recommandé une demi-douzaine de fois, reprit-il. Ne l’avez-vous pas lu ?

Malheureusement, Mr Norrell ne se rappelait pas toujours avec une grande précision quels livres il souhaitait que Strange lût et quels autres il avait expédiés dans le Yorkshire dans le seul but de les mettre hors de sa portée. Le Liber novus était en sûreté sur un rayon de la bibliothèque de l’abbaye de Hurtfew. Strange soupira, puis répondit que dès que Mr Norrell lui mettrait le livre en main, il serait très content de le lire.

— Dans l’intervalle, monsieur, peut-être auriez-vous la bonté d’achever l’histoire du sylphe de Chesterfield…

— Ah, oui ! Voyons, où en étais-je ? Eh bien, pendant bien des années tout alla bien pour Duffy, tandis que tout allait mal pour la ville. Un bois croissait sur la place du marché et les habitants ne pouvaient plus gérer leurs affaires. Il poussa des ailes aux chèvres et aux cochons, qui s’envolèrent. Le sylphe transforma les pierres de l’église paroissiale à demi construite en pains de sucre. Lequel sucre se réchauffa au soleil et devint poisseux ; une partie de l’église fondit. La ville embaumait telle une pâtisserie géante. Pis encore, les chiens et les chats vinrent lécher l’église, tandis que les oiseaux, les rats et les souris accouraient pour la grignoter. Les habitants se retrouvèrent avec une église informe, à moitié mangée, ce qui n’était pas du tout le résultat qu’ils avaient escompté. Ils se virent contraints de s’adresser à Duffy et de le prier de bien vouloir plaider leur cause auprès du sylphe. Mais Duffy était obstiné et refusa de les aider car il leur en voulait de s’être moqués de lui par le passé. Ils furent donc obligés d’adresser à ce pauvre fou toutes sortes de compliments sur son intelligence et ses attraits. Aussi Duffy plaida-t-il leur cause auprès du sylphe et… Ah ! quelle différence alors ! Le sylphe cessa de les tourmenter et transforma de nouveau le sucre en pierre. Les citadins abattirent le bois de la place du marché et achetèrent de nouvelles bêtes. Néanmoins, ils ne retrouvèrent jamais vraiment leur église. Aujourd’hui encore, l’église de Chesterfield présente quelque bizarrerie qui la distingue des autres.

Strange demeura un moment silencieux. Puis il demanda :

— À votre avis, monsieur Norrell, les fées ont-elles complètement quitté l’Angleterre ?

— Je ne sais. Il circule maintes histoires sur des Anglais et des Anglaises qui auraient rencontré des fées dans des endroits écartés au cours des trois ou quatre derniers siècles. Toutefois, aucun de ces heureux élus n’étant savant ou magicien, on ne peut pas accorder une grande valeur à leur témoignage. Quand vous et moi invoquerons les fées… J’entends par là, se hâta-t-il de corriger, si nous étions assez malavisés pour le faire, alors, pourvu que nous jetions convenablement nos sorts, les fées apparaîtraient sur-le-champ. Cependant, d’où elles viennent et par quelles voies elles voyagent est incertain. Du temps de John Uskglass, on construisit des routes praticables qui conduisaient d’Angleterre au monde des fées, de larges routes verdoyantes, entre de hautes haies tout aussi verdoyantes ou des murets de pierre. Ces routes existent toujours, mais je ne crois pas que, de nos jours, les fées s’en servent davantage que les chrétiens. Elles sont envahies par les herbes et en mauvais état. Elles ont l’air abandonnées, et je me suis laissé conter qu’on les évitait.

— Le commun croit que les routes féeriques portent malheur, ajouta Strange.

— C’est ridicule. Les routes féeriques sont inoffensives. Les routes féeriques ne mènent nulle part[111].

— Et les descendants mi-humains des fées ? Héritent-ils le savoir et les pouvoirs de leurs aïeux ? s’enquit Strange.

— Ah ! C’est une tout autre affaire. Aujourd’hui beaucoup de personnes portent des surnoms qui trahissent les origines féeriques de leurs ancêtres. Altreterros et Farfadet en sont deux exemples. Elfick en est un autre, ainsi que Faee, manifestement. Il me souvient d’un Tom Altroterres qui travaillait sur une de nos fermes quand j’étais enfant. En revanche, il est assez rare qu’aucun de ces descendants de fées présente le moindre don magique. En effet, le plus souvent ils ont une réputation de malice, d’arrogance et de paresse, tous vices pour lesquels leurs ancêtres fées étaient célèbres.

Le lendemain, Strange rencontra les ducs royaux et leur dit combien il regrettait de ne pas avoir été capable d’atténuer la folie du roi. Si Leurs Altesses royales étaient désolées de l’entendre, elles n’étaient pas surprises. Elles s’étaient attendues à cette issue, et elles assurèrent Strange qu’elles ne lui en tenaient aucunement rigueur. Elles étaient même contentes de toutes ses entreprises et appréciaient particulièrement qu’il ne leur eût pas demandé d’honoraires. En récompense, elles lui accordèrent leur Royal Warrant[112]. Cela signifiait qu’il pouvait, s’il le désirait, apposer des images en plâtre doré de leurs cinq blasons au-dessus de sa porte de Soho-square et qu’il était libre de répandre qu’il était magicien des ducs royaux par décret.

Ce que Strange ne révéla pas aux ducs, c’était qu’il méritait leur gratitude plus qu’ils ne le croyaient. Il était certain d’avoir épargné au roi quelque sort horrible. Mais lequel ? il l’ignorait.

34

À l’orée du désert

Novembre 1814

Stephen et le gentleman aux cheveux comme du duvet de chardon marchaient par les rues d’une ville inconnue.

— N’êtes-vous donc pas las, monsieur ? demanda Stephen. Pour ma part, sans conteste, je le suis. Nous marchons depuis des heures.

Le gentleman laissa échapper un éclat de rire aigu.

— Mon cher Stephen ! Vous arrivez à l’instant ! Tout à l’heure, vous étiez dans la demeure de Lady Pole, contraint d’accomplir quelque tâche servile sur l’ordre de son méchant époux !

— Oh ! s’écria Stephen.

Il s’avisa que la dernière chose dont il se souvenait, c’était qu’il nettoyait l’argenterie dans sa chambrette près de la cuisine, mais cela lui paraissait… Oh ! à des années de là.

Il regarda autour de lui, sans rien reconnaître. Même l’odeur du lieu, un mélange d’épices, de café, de légumes pourrissants et de viandes en train de rôtir, était nouvelle pour lui.

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111

Si Mr Norrell a raison ou non de dire que les routes féeriques sont inoffensives, on peut en disputer. Ce sont des lieux enchantés, et il existe des dizaines de contes sur les étranges aventures qui arrivaient aux imprudents tentant de les emprunter. Le conte suivant est un des plus connus. Il est difficile de savoir quel était précisément le sort réservé aux voyageurs sur la route ; ce n’est sûrement pas un sort que vous et moi souhaiterions partager.

Au Yorkshire, à la fin du XVIe siècle, il y avait un homme qui était propriétaire d’une ferme. Tôt un matin d’été, il sortit avec deux ou trois de ses domestiques pour commencer la fenaison. Une brume blanche recouvrait les terres et l’air était frais. Le long d’un des côtés du champ courait une ancienne route des fées, délimitée par de hautes haies d’aubépines. De grandes herbes et des arbustes poussaient sur cette route, indistincte et ombreuse même aux plus beaux jours. Le paysan n’avait jamais aperçu personne sur la route des fées, mais ce matin-là, levant les yeux, lui et ses hommes virent un groupe de gens la longer. Leurs visages étaient inconnus, et leurs costumes bizarres. L’un d’eux, un homme, marchait à grands pas devant les autres. Il quitta la route pour s’avancer dans le champ. Il était vêtu de noir, beau et jeune ; et bien qu’ils ne l’eussent jamais vu, le paysan et ses domestiques le reconnurent immédiatement : c’était le roi des magiciens, John Uskglass. Ils s’agenouillèrent devant lui et il les releva. Il leur apprit qu’il entreprenait un voyage, et ils lui cédèrent un cheval, ainsi que des provisions de bouche. Ils allèrent chercher épouses et enfants ; John Uskglass les bénit et leur porta bonheur.

Le fermier regardait d’un air dubitatif les inconnus qui étaient restés sur la route des fées, mais John Uskglass lui assura qu’il n’avait rien à craindre. Il lui promit que ses gens ne lui nuiraient point. Puis il s’éloigna à cheval.

Les inconnus sur l’ancienne route des fées s’attardèrent un moment mais, aux premiers rayons du soleil brûlant d’été, ils s’évanouirent avec la brume.

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112

Royal Warrant (« garantie royale »), autorisation que reçoit un commerçant de fournir la famille royale (N.d.T.).