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Le gentleman interrompit sa tirade assez longtemps pour que Stephen pût glisser :

— Si reconnaissant que je vous sois du soin que vous prenez de moi, monsieur, je me sens obligé de vous faire observer que notre roi actuel a treize fils et filles, dont l’aîné gouverne déjà le pays. Si le roi nous quittait, la Couronne reviendrait certainement à l’un deux.

— Oui, oui ! Mais les enfants du roi sont tous gras et stupides. Qui aimerait être gouverné par de tels épouvantails ? Quand le peuple d’Angleterre comprendra que, à la place, il pourrait être gouverné par vous, Stephen, qui êtes tout élégance et tout charme, et dont le noble maintien ferait si bon effet sur une pièce de monnaie… Tenez ! il doit être vraiment très borné s’il n’est pas ravi incontinent et ne se presse pas pour soutenir votre parti !

Le gentleman, pensa Stephen, comprenait le tempérament des Anglais moins bien qu’il ne le croyait.

À cet instant, leur conversation fut interrompue par un son des plus barbares : un cor retentit. Quelques hommes se précipitèrent en avant pour fermer péniblement les portes de la ville. Pensant qu’un danger menaçait peut-être celle-ci, Stephen jeta un regard autour de lui.

— Monsieur, que se passe-t-il ?

— Oh ! ces malheureux ont pour coutume de fermer les portes tous les soirs pour se protéger des méchants infidèles, répondit le gentleman d’un ton languissant, par quoi ils entendent tout le monde sauf eux. Mais dites-moi votre opinion, Stephen. Que devrions-nous faire ?

— Faire, monsieur ? À quel sujet ?

— Au sujet des magiciens, Stephen. Des magiciens ! Pour moi, il est désormais clair que, dès que votre magnifique destin commencera à se dérouler, ils y mettront leur nez, sans aucun doute. Cependant, je suis incapable de comprendre pourquoi il leur importe de savoir qui est le roi d’Angleterre. J’imagine que, étant laids et stupides, ils préfèrent avoir un roi qui soit à leur image. Non, ils sont nos ennemis et, en conséquence, il nous incombe de chercher un moyen de les détruire totalement. Au moyen de poison ? de couteaux ? de pistolets ?…

Le commissaire-priseur s’approcha, tendant un autre tapis.

— Vingt pennies d’argent, proféra-t-il d’un ton lent et avisé, comme s’il jetait un vertueux anathème contre le monde entier.

Le gentleman aux cheveux comme du chardon contempla le tapis d’un air songeur.

— Certes, il est possible d’emprisonner quelqu’un dans le motif d’un tapis pendant mille ou deux mille ans. Je réserve toujours ce sort particulièrement horrible à ceux qui m’ont gravement offensé, comme l’ont fait ces magiciens ! La répétition infinie de la couleur et du motif – sans parler de l’irritation due à la poussière et de l’humiliation des taches – ne manque jamais de rendre le prisonnier fou ! Il ressort du tapis déterminé à assouvir sa vengeance sur le monde entier, et ensuite les magiciens et les héros de cette Ère doivent s’unir pour le tuer ou, plus couramment, l’emprisonner une deuxième fois pendant encore quelques milliers d’années dans une geôle encore plus effroyable. Et ainsi continue-t-il à devenir de plus en plus fou et de plus en plus méchant au fil des millénaires. Oui, les tapis ! Peut-être…

— Merci, dit promptement Stephen au commissaire-priseur. Nous n’avons aucun désir d’acquérir ce tapis. Je vous en prie, monsieur, passez votre chemin.

— Vous avez raison, Stephen, approuva le gentleman. Quels que soient leurs torts, ces magiciens se sont montrés des plus compétents pour éviter les enchantements. Nous devons donc trouver un autre moyen pour entamer leur moral afin qu’ils n’aient plus la volonté de s’opposer à nous ! Nous devons leur faire regretter de s’être adonnés à la pratique de la magie !

35

Le gentleman du Nottinghamshire

Novembre 1814

Pendant les trois ans d’absence de Strange, Mr Drawlight et Mr Lascelles avaient bénéficié d’un léger regain d’influence auprès de Mr Norrell. Quiconque désireux de s’entretenir avec Mr Norrell ou de demander son aide avait été contraint d’en passer d’abord par eux. Ils avaient conseillé Mr Norrell sur la meilleure manière d’approcher les ministres et, vice versa, les ministres sur la meilleure manière d’approcher Mr Norrell. En leur qualité d’amis et de consultants du plus éminent magicien d’Angleterre, leur fréquentation avait été recherchée par tous les personnages les plus fortunés et les plus en vue du royaume.

Après le retour de Strange, ils continuèrent de servir Mr Norrell aussi assidûment que jamais. Désormais, c’était toutefois l’opinion de Strange que Mr Norrell souhaitait le plus entendre, et c’était aussi le conseil de Strange qu’il recherchait avant tout autre. Naturellement, cette situation n’avait pas l’heur de plaire à ces jolis messieurs et Drawlight, en particulier, tentait tout ce qui était en son pouvoir pour exploiter ces menues contrariétés et aigreurs que chaque magicien éprouvait parfois devant le comportement de l’autre.

— Je ne puis croire que je ne sache rien qui dût lui porter tort, confia-t-il à Lascelles. Il court en effet des bruits très étranges sur ses exploits en Espagne. Plusieurs personnes m’ont narré qu’il avait levé toute une armée de soldats trépassés pour combattre les Français. Des cadavres aux membres disloqués et aux yeux pendant à un fil, et toutes sortes d’horreurs que vous ne sauriez imaginer ! D’après vous, que dirait Norrell si cela revenait à ses oreilles ?

Lascelles soupira.

— J’aimerais pouvoir vous convaincre de la futilité qu’il y a à tenter de semer la discorde entre eux. Ils s’en chargeront eux-mêmes tôt ou tard.

Quelques jours après la visite que Strange rendit au roi, une foule d’amis et d’admirateurs de Mr Norrell se réunirent dans la bibliothèque de Hanover-square dans le but de contempler un nouveau portrait[113] des deux magiciens par Mr Lawrence[114]. Mr Lascelles et Mr Drawlight étaient présents, ainsi que Mr et Mrs Strange et plusieurs ministres du roi.

Le portrait représentait Mr Norrell avec sa redingote grise unie et sa perruque à l’ancienne mode. Redingote et perruque paraissaient un peu trop grandes pour sa taille. Il donnait l’impression de s’être recroquevillé à l’intérieur, d’où ses petits yeux bleus épiaient le monde avec un curieux mélange de crainte et d’arrogance qui rappela à Sir Walter Pole le chat de son valet. La plupart de ses contemporains devaient faire un effort pour trouver quelque chose de flatteur à dire sur la moitié du tableau de Mr Norrell, alors que tout le monde était heureux d’admirer celle de Strange. Strange figurait derrière Mr Norrell, mi-assis, mi-accoudé à un guéridon, entièrement à son aise, avec son demi-sourire narquois et ses yeux pétillants, mystérieux et enchanteurs, tout comme doivent l’être des yeux de magicien.

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113

Ce portrait, aujourd’hui perdu, resta accroché dans la bibliothèque de Mr Norrell de novembre 1814 à l’été de l’année suivante, où il fut retiré. On ne l’a plus jamais revu depuis.

L’extrait suivant d’un volume de Mémoires relate les difficultés rencontrées par Mr Lawrence (depuis peu Sir Thomas Lawrence) pour peindre ce portrait. Il est également intéressant pour la lumière qu’il jette sur les relations de Mr Norrell avec Strange à la fin 1814. En dépit de maintes provocations, il semblerait que Strange se soit toujours efforcé de se montrer indulgent pour le vieux magicien et d’encourager les autres à l’imiter.

« Les deux magiciens posaient pour le tableau dans la bibliothèque de Mr Norrell. Mr Lawrence trouva en Mr Strange un homme des plus plaisants, et la partie du portrait qui lui était consacrée avançait bien. Mr Norrell, lui, se montra impatient dès le début. Il s’agitait dans son fauteuil et tendait le cou comme s’il essayait de voir les mains de Mr Lawrence, entreprise futile puisque le chevalet se dressait entre eux. Mr Lawrence pensa que son modèle devait se tourmenter pour son portrait et lui assura que tout allait bien. Mr Lawrence ajouta que Mr Norrell pouvait regarder si tel était son désir, mais cette proposition ne fit rien pour remédier aux trémoussements de Mr Norrell.

« Tout à coup Mr Norrell s’adressa à Mr Strange, qui se trouvait dans la pièce, occupé à écrire une missive à l’un des ministres : « Monsieur Strange, je sens un courant d’air ! Je suis sûr que la fenêtre derrière Mr Lawrence est ouverte ! Je vous en prie, monsieur Strange, allez voir si la fenêtre est ouverte ! » Sans lever les yeux, Strange répondit : « Non, la fenêtre est fermée. Vous vous trompez. » Quelques minutes plus tard, Mr Norrell crut entendre un marchand de pâtés en croûte sur la place et supplia Mr Strange d’aller regarder par la fenêtre. Une fois de plus Mr Strange refusa. C’était très étrange, et Mr Lawrence se mit à subodorer que tout l’émoi de Mr Norrell n’avait rien à voir avec les courants d’air, les marchands de pâtés en croûte et autres duchesses imaginaires, mais était à mettre au compte du portrait.

« Aussi, dès que Mr Norrell sortit de la pièce, Mr Lawrence demanda-t-il à Mr Strange ce qu’il en était. Au début, celui-ci répondit avec insistance que tout allait bien, mais Mr Lawrence, résolu à aller au fond des choses, le pressa de lui dire la vérité. Mr Strange soupira alors : « Oh, très bien ! Il s’est mis dans la tête que vous recopiez des sortilèges de ses livres derrière votre chevalet. »

« Mr Lawrence en fut bouleversé. Il avait réalisé le portrait des plus éminents personnages du royaume et n’avait jamais été soupçonné de vol auparavant. Il ne s’attendait pas à être traité ainsi.

« “Allez, reprit Mr Strange avec amabilité, ne cédez pas au courroux. S’il est un homme en Angleterre qui mérite notre patience, c’est Mr Norrell. Tout l’avenir de la magie anglaise repose sur ses épaules, et je puis vous assurer qu’il en sent tout le poids. Cela le rend un tantinet original. Que serait votre sentiment, monsieur Lawrence, je me demande, si un beau matin, à votre réveil, vous vous retrouviez le seul peintre d’Europe ? Ne vous sentiriez-vous pas un peu seul ? Ne sentiriez-vous pas sur vous les regards attentifs de Michel-Ange, de Raphaël, de Rembrandt et de tous les autres, comme s’ils vous défiaient et vous imploraient à la fois d’égaler leurs chefs-d’œuvre ? Ne seriez-vous pas parfois découragé et de mauvaise humeur ?” » Tiré des Souvenirs de Sir Thomas Lawrence au cours de près de trente ans de relations intimes, de Miss Crofft.

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114

Thomas Lawrence, célèbre portraitiste anglais du XVIIIe siècle (1769-1830) (N.d.T.).