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— Oh ! Voilà qui est admirable, s’écria avec enthousiasme une lady. Regardez à quel point l’obscurité du miroir derrière les personnages met en valeur la tête de Mr Strange !

— Le commun s’imagine toujours que les magiciens et les miroirs vont ensemble, geignit Mr Norrell. Il n’y a pas de miroir dans cette partie de ma bibliothèque.

— Les artistes ont plus d’un tour dans leur sac, monsieur, eux qui refaçonnent le monde à leur idée, répondit Strange. En cela, ils ne sont certainement guère différents des magiciens. Mr Lawrence a composé pourtant une œuvre étrange. On croirait une porte plutôt qu’un miroir, c’est si sombre. Je sens presque un courant d’air en sortir. Je n’aime pas me voir assis aussi près. J’ai peur d’attraper froid…

Un des ministres, qui visitait la bibliothèque de Mr Norrell pour la première fois, émit une réflexion admirative sur ses harmonieuses proportions et son style d’ameublement, ce qui incita d’autres personnes à renchérir sur sa beauté.

— Nous avons là, sans aucun doute, une très belle pièce, approuva Drawlight, mais ce n’est vraiment rien en comparaison de la bibliothèque de l’abbaye de Hurtfew ! Voilà véritablement un charmant cabinet de lecture. Je n’ai jamais rien vu de ma vie d’aussi ravissant, d’aussi achevé. Il y a de petits arcs pointus et une coupole avec des colonnes de style gothique, et les moulures de feuillages – des feuillages séchés et recroquevillés, comme flétris par une méchante rafale d’hiver, tout cela taillé dans du bon chêne, du bon frêne et du bon orme anglais – sont les choses les plus parfaites que j’aie jamais vues. « Monsieur Norrell, lui ai-je dit en voyant ces splendeurs, vous cachez en vous des profondeurs insoupçonnées. Vous êtes un vrai romantique, monsieur. »

Apparemment, Mr Norrell n’aimait guère entendre parler autant de l’abbaye de Hurtfew, toutefois Mr Drawlight poursuivit :

— On se croirait dans un bois, un joli petit bois, tard dans l’année, et les reliures des ouvrages, étant toutes havane, brunes et racornies par le temps, contribuent à cette impression. En réalité, on y trouve autant de livres que de feuilles dans un bois. – Mr Drawlight marqua une pause. – Êtes-vous déjà allé à Hurtfew, monsieur Strange ?

Strange répondit qu’il n’avait pas encore eu ce plaisir.

— Oh ! alors vous devriez vous y précipiter. – Drawlight eut un sourire malveillant – Vraiment, vous devriez. C’est proprement magnifique.

Norrell jeta un regard anxieux à Strange, mais ce dernier ne répondit pas. Leur ayant tourné le dos à tous, il regardait fixement son propre portrait.

Comme les autres s’écartaient pour se mettre à parler d’autre chose, Sir Walter murmura :

— Vous ne devez prêter aucune attention à son persiflage.

— Mmmmm ? fit Strange. Oh, laissons cela ! Il s’agit du miroir. Ne donne-t-il pas l’impression qu’il suffit de le traverser ? Ce ne serait pas si difficile, selon moi. On pourrait se servir d’un charme de révélation. Non, d’élucidation. Ou, des deux peut-être. Le chemin s’ouvrirait devant vous. Un pas en avant et vous voilà parti. – Il regarda autour de lui puis reprit : – Il y a des jours où je partirais bien…

— Où donc ?

Sir Walter était surpris ; ne goûtant aucun lieu autant que Londres, avec ses becs de gaz, ses boutiques, ses cafés, ses clubs, ses milliers de jolies femmes et ses milliers de potins, il se figurait qu’il devait en être ainsi pour tout le monde.

— Oh ! Là où les hommes dans mon genre allaient voilà longtemps. Suivre des chemins invisibles pour d’autres hommes. Derrière le ciel. De l’autre côté de la pluie.

Strange poussa un nouveau soupir, et il tapa impatiemment du pied droit sur le tapis de Mr Norrell, laissant entendre que, s’il ne se décidait pas rapidement à prendre les chemins tombés dans l’oubli, alors ses pieds l’y conduiraient de leur propre mouvement.

À deux heures, les visiteurs étaient repartis, et Mr Norrell, qui désirait éviter toute conversation avec Strange, monta au second étage pour se réfugier dans son petit cabinet à l’arrière de la maison. Il s’installa à son bureau et se mit au travail. Il eut tôt fait d’oublier toutes ses craintes sur Strange et la bibliothèque de Hurtfew, ainsi que toutes les déplaisantes impressions produites par le discours de Drawlight. Il fut donc un tantinet consterné quand, quelques instants plus tard, on frappa à sa porte et que Strange entra.

— Pardonnez-moi de vous déranger, monsieur, mais je souhaiterais m’entretenir avec vous.

— Ah ! fit nerveusement Mr Norrell. Eh bien, naturellement, je suis toujours très heureux de répondre aux questions que vous pouvez vous poser, mais pour l’instant je suis sur une affaire que je crains de ne pouvoir remettre. J’ai parlé à Lord Liverpool de notre projet de protéger des tempêtes les côtes de Grande-Bretagne au moyen de la magie, et il en est enchanté. Lord Liverpool se plaint que, chaque année, la valeur de plusieurs centaines de milliers de livres de terrains soit engloutie par la mer. Lord Liverpool dit aussi que la conservation des terres doit être la première tâche de la magie en temps de paix. Selon son habitude, monsieur le duc souhaite qu’elle soit menée à bien sans délai, et cela demande énormément de travail. Le comté de Cornouailles à lui seul me prendra une semaine. J’ai bien peur que nous devions reporter notre entretien à une autre fois.

Strange sourit.

— Si la magie est aussi urgente que cela, monsieur, alors je ferais mieux de vous assister, et nous pourrons parler en travaillant. Où commencez-vous ?

— À Yarmouth.

— Et à qui faites-vous appel ? À Belasis ?

— Non, pas à Belasis. On peut lire une reconstitution de la magie de Stokesey pour calmer les flots déchaînés dans Le Langage des oiseaux de Lancaster. Je ne suis pas assez bête pour penser que Lancaster est proche de Stokesey, mais c’est le meilleur dont nous disposions. J’ai apporté quelques révisions à Lancaster, et j’ajoute les charmes de vigilance de Pevensey[115].

Mr Norrell poussa quelques feuillets en direction de Strange, lequel les étudia soigneusement, puis se mit à son tour au travail.

Au bout d’un moment, Strange déclara :

— Récemment, j’ai trouvé, dans Les Révélations de trente-six autres mondes d’Ormskirk, une allusion au royaume qui s’étend de l’autre côté des miroirs, un royaume qui abonde, apparemment, en routes des plus commodes par lesquelles le voyageur peut se rendre d’un lieu à un autre.

D’ordinaire, cette remarque n’eût pas été un sujet du goût de Mr Norrell, mais il était si soulagé de découvrir que Strange n’avait aucune intention de lui chercher querelle pour la bibliothèque de Hurtfew qu’il en devint expansif.

— Ah, certainement ! Il existe en effet un chemin qui relie tous les miroirs du monde. Il était bien connu des Grands médiévaux. Nul doute qu’ils l’ont souvent foulé. Je crains de ne pouvoir vous fournir d’indications plus précises. Les auteurs que j’ai lus le décrivent tous de différentes manières. Ormskirk prétend qu’il s’agit d’une route qui traverse une vaste et sombre lande, tandis que Hickman le voit pareil à une immense maison pourvue de nombreux passages secrets et de grands escaliers[116]. Hickman précise que, dans cette maison, des ponts en pierre enjambent des gouffres profonds et des canaux d’une eau noire qui coulent entre des murailles. Vers quelle destination ou à quelle fin ? nul ne le sait.

Subitement, Mr Norrell se sentit d’excellente humeur. Se livrer à la magie, tranquillement installé en compagnie de Mr Strange, était pour lui le comble de la félicité.

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115

Francis Pevensey, magicien du XVIe siècle et auteur des Dix-Huit Merveilles à découvrir dans la maison d’Albion. Nous savons que Pevensey a été formé par Martin Pale. Son célèbre ouvrage, Les Dix-Huit Merveilles, présente toutes les caractéristiques de la magie de Pale, y compris son goût pour les diagrammes difficiles et un attirail de magie compliqué.

Pendant de nombreuses années, en tant que disciple de Martin Pale, Francis Pevensey a occupé une place mineure bien que respectable dans l’histoire de la magie anglaise. À la surprise générale, il devint brusquement l’objet d’une des plus âpres controverses de la théorie de la magie du XVIIIe siècle.

Cela commença en 1754, avec la découverte d’un certain nombre de lettres au fond de la bibliothèque d’un gentleman de Stamford, dans le Lincolnshire. Elles étaient toutes écrites dans une graphie ancienne et portaient la signature de Martin Pale. Les clercs de la magie de l’époque furent transportés de joie.

Mais, après un examen plus approfondi, les lettres se révélèrent être des « lettres d’amour » qui ne contenaient aucun mot de magie du début à la fin. Elles étaient de l’espèce la plus passionnée qu’on pût imaginer : Pale comparait sa bien-aimée à une douce averse de pluie qu’il essuyait, à un feu auquel il se chauffait, à un tourment qu’il préférait à tout confort. Il y avait diverses allusions à des seins blancs comme le lait, à des jambes parfumées et à de longs et soyeux cheveux bruns entremêlés d’étoiles, et d’autres choses dépourvues de tout intérêt pour les spécialistes de magie qui avaient espéré des charmes magiques.

Pale s’adonnait à écrire le nom de sa bien-aimée – qui était Francis – et dans une des lettres il composa même une espèce de calembour ou de rébus sur son patronyme, Pevensey. Au début, les spécialistes de magie du XVIIIe siècle inclinèrent à soutenir que la maîtresse de Pale avait dû être la femme ou la sœur de l’autre Francis Pevensey. Au XVIe siècle, Francis était un prénom commun aux hommes et aux femmes. Puis Charles Hether-Gray publia sept extraits différents des lettres qui citaient Les Dix-Huit Merveilles de la maison d’Albion et montraient clairement que la maîtresse de Pale et l’auteur du livre n’étaient qu’une seule et même personne.

William Pander argua que les lettres étaient des faux. Celles-ci avaient été retrouvées dans la bibliothèque d’un certain Mr Whitdesea. Or Mr Whitdesea avait une épouse qui avait écrit plusieurs pièces de théâtre, dont deux avaient été données au Drury Lane Theater. À l’évidence, soutenait Pander, une femme qui s’abaisserait à écrire des pièces s’abaisserait à n’importe quoi, et il suggérait que Mrs Whitdesea avait contrefait les lettres «… afin d’élever son sexe au-dessus de la place naturelle que Dieu lui avait destinée…». Mr Whitdesea provoqua William Pander en duel, et Pander, qui était un clerc de bout en bout et ne connaissait rien aux armes, présenta ses excuses et publia une rétractation en bonne et due forme de ses accusations contre Mrs Whitdesea.

Mr Norrell était content de recourir à la magie de Pevensey, car il avait, voilà longtemps, vu en esprit que Pevensey était un homme. Quant aux lettres, puisqu’elles ne contenaient pas un mot de magie, il ne s’y intéressa pas. Jonathan Strange adopta un autre point de vue. Selon lui, il suffisait de poser une question et d’y répondre pour trancher : Martin Pale eût-il enseigné la magie à une femme ? La réponse, toujours selon Strange, était oui. Après tout, Martin Pale clamait avoir été initié par une femme : Catherine de Winchester.

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116

Thaddeus Hickman (1700-1738), auteur d’une vie de Martin Pale.