— Et comment avance l’article destiné au prochain Gentleman’s Magazine ? demanda-t-il.
Strange réfléchit un instant.
— Je ne l’ai pas tout à fait terminé, répondit-il.
— Quel est son sujet ? Non, ne me dites rien ! Il me tarde vivement de le lire ! Peut-être l’apporterez-vous avec vous demain ?
— Oh ! Demain, sans faute.
Ce soir-là, Arabella entra dans le salon de sa maison de Soho-square ; elle fut légèrement surprise de découvrir son tapis recouvert de petits morceaux de papier sur lesquels étaient notés des charmes, des notes et des fragments de la conversation de Norrell. Planté au milieu de la pièce, Strange scrutait les papiers en s’arrachant les cheveux.
— Que diable puis-je mettre dans mon article pour le prochain Gentleman’s Magazine ?
— Je ne sais, mon amour. Mr Norrell ne vous a-t-il donc fait aucune suggestion ?
Strange fronça le sourcil.
— Pour une raison que j’ignore, il le croit terminé.
— Voyons, et si vous traitiez des arbres et de la magie ? proposa Arabella. Vous disiez justement l’autre soir que ce sujet était intéressant et fort négligé.
Strange prit une feuille de papier vierge et commença à gribouiller des notes à la hâte.
— Les chênes peuvent être apprivoisés et vous aideront contre vos ennemis s’ils jugent votre cause juste. Les bois de bouleaux sont connus pour ouvrir des portes sur le monde des fées. Les frênes ne cesseront jamais de s’affliger jusqu’à ce que le roi Corbeau rentre à la maison[117]. Non et non ! Cela ne fera jamais l’affaire. Je ne puis écrire cela. Norrell en aurait une commotion !
Il froissa le papier et le jeta dans les flammes.
— Oh ! Alors peut-être prêterez-vous l’oreille un instant à ce que j’ai à vous conter, lança Arabella. Aujourd’hui je me suis rendue chez Lady Wesbtby, où j’ai rencontré une demoiselle fort singulière qui semble persuadée que vous lui enseignez la magie.
Strange leva fugitivement les yeux.
— Je n’enseigne la magie à personne, déclara-t-il.
— Non, mon amour, je sais, dit Arabella avec patience. C’est là ce qui rend la chose si extraordinaire.
— Et quel est le nom de cette jeune personne aux idées confuses ?
— Miss Gray.
— Je ne la connais point.
— Une jeune fille spirituelle, en vue, avec un visage ingrat. Apparemment, elle est très riche et absolument férue de magie, au dire de tous. Elle a un éventail décoré de votre portrait – du vôtre et de celui de Mr Norrell – et a lu le moindre mot de ce que vous et Lord Portishead avez publié.
Strange l’observa pensivement pendant quelques secondes, si bien qu’Arabella crut à tort qu’il méditait ses paroles. Néanmoins, quand il ouvrit la bouche, ce fut juste pour lui lancer sur un léger ton de reproche :
— Mon amie, vous piétinez mes papiers.
Et de lui prendre le bras pour la tirer doucement de côté.
— Elle m’a affirmé vous avoir payé quatre cents guinées pour avoir le privilège d’être votre élève. Elle prétend qu’en retour vous lui avez envoyé des lettres avec des descriptions de charmes et des conseils de lecture.
— Quatre cents guinées ! Ma foi, voilà qui est singulier… Je puis oublier une demoiselle, mais je ne crois pas pouvoir oublier quatre cents guinées.
Un bout de papier tira l’œil de Strange ; il le ramassa et commença à le lire.
— J’ai cru d’abord qu’elle avait inventé cette histoire dans le dessein de me rendre jalouse et de provoquer une querelle entre nous, mais sa manie ne semble pas être de cette sorte-là. Elle n’admire pas votre personne, seulement votre profession. Je n’y entends rien. D’où viennent ces lettres ? Qui peut en être l’auteur ?
Strange saisit un petit calepin (qui se trouva être le carnet de dépenses d’Arabella et n’avait absolument aucun rapport avec lui) et commença à y gribouiller des notes.
— Jonathan !
— Hum ?
— Que devrai-je dire à Miss Gray la prochaine fois que je la verrai ?
— Interrogez-la sur les quatre cents guinées. Dites-lui que je ne les ai pas encore reçues.
— Jonathan ! L’affaire est sérieuse.
— Oh, j’en conviens. Il y a peu de choses aussi sérieuses que quatre cents guinées.
Arabella répéta que cette histoire était des plus singulières. Elle confia à Strange qu’elle s’inquiétait au sujet de Miss Gray et ajouta qu’elle aimerait bien qu’il parlât avec elle afin d’élucider le mystère. Évidemment, elle dit tout cela pour sa seule satisfaction personnelle, puisqu’elle savait fort bien qu’il ne l’écoutait plus.
Quelques jours plus tard, Strange et Walter Pole jouaient au billard au Bedford, à Covent-garden. La partie était dans une impasse* ; fidèle à son habitude, Sir Walter s’était mis à accuser Strange de déplacer les billes sur la table par magie.
Strange se défendit d’avoir fait pareille chose.
— Je vous ai vu vous toucher le nez, se plaignit Sir Walter.
— Bon Dieu ! s’écria Strange. Un homme peut éternuer, non ? Je suis enchifrené.
Deux autres amis de Strange et de Sir Walter, le lieutenant-colonel Colquhoun Grant et le colonel Manningham, qui suivaient le jeu, demandèrent si, au cas où Strange et Sir Walter souhaiteraient simplement se quereller, il était alors vraiment nécessaire qu’ils occupassent la table de billard pour ce faire. Colquhoun Grant et le colonel Manningham laissèrent entendre que d’autres personnes – plus intéressées par le jeu – attendaient. Leurs remarques, donnant lieu à une discussion plus générale, amenèrent par malheur deux gentlemen campagnards à passer la tête par la porte et à s’enquérir si la table pouvait être libérée pour une partie ; ils ne savaient pas que, le jeudi soir, la salle de billard du Bedford était généralement regardée comme la propriété personnelle de Sir Walter Pole, de Jonathan Strange et de leurs intimes.
— Sur mon honneur, répondit Colquhoun Grant, je l’ignore. Sans doute sous peu.
Le premier des deux gentlemen campagnards était un personnage courtaud et d’aspect massif, avec une redingote d’une épaisse étoffe brune et des bottes qui eussent paru plus flatteuses sur un marché de province que dans le cadre élégant du Bedford. Le second gentleman campagnard était un petit homme mou, à l’expression perpétuellement étonnée.
— Monsieur, dit le premier, s’adressant à Strange avec une voix aux inflexions des plus raisonnables, vous discutez, vous ne jouez pas ! Mr Tantony et moi-même venons du Nottinghamshire. Nous avons commandé notre dîner, mais on nous a avisés que nous devions patienter une heure avant d’être servis. Laissez-nous jouer pendant que vous causez, puis nous ne serons que trop heureux de vous rendre la table.
Ses manières et ses propos avaient beau montrer une extrême politesse, le groupe de Strange ne s’en sentit pas moins ulcéré. Toute la personne de l’importun indiquait clairement qu’il s’agissait d’un fermier ou d’un commerçant, et les amis de Strange n’étaient pas des plus ravis qu’il eût pris sous son bonnet de les commander.
— Si vous daignez considérer la table, objecta Strange, vous verrez que nous venons de commencer. Prier un gentleman de s’arrêter avant la fin de son jeu… Eh bien, monsieur, cela ne se fait pas au Bedford.
— Oh ! Cela ne se fait pas ? répondit affablement le gentleman du Nottinghamshire. Alors, mille pardons. Toutefois, peut-être ne verrez-vous pas d’objection à me dire si vous pensez que votre partie sera longue ou courte ?
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