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— Mais vous ne nous avez toujours rien expliqué de ce royaume ou chemin, comme vous voulez, au-delà du miroir, protesta le colonel Grant. A-t-il répondu à vos attentes ?

Strange secoua la tête.

— Les mots me manquent pour le décrire. Tout ce que Norrell et moi avons fait n’est rien en comparaison ! Et pourtant nous avons l’audace de nous prétendre magiciens ! J’aimerais pouvoir vous donner une idée de sa splendeur ! De ses dimensions et de sa complexité ! Des grands corridors dallés qui partent dans toutes les directions ! Au début, j’ai bien tenté d’estimer leur nombre et leur longueur, mais j’y ai vite renoncé. Ils semblaient ne pas avoir de fin. Des digues de pierre contenaient des canaux, dont l’eau stagnante paraissait noire sous la lumière terne. J’ai vu des escaliers qui montaient si haut que je n’en discernais pas le sommet, et d’autres qui descendaient dans d’aveugles ténèbres. Soudain, je suis passé sous une voûte et me suis retrouvé sur un pont de pierre qui traversait un paysage sombre et désert. Le pont était si vaste que je n’en apercevais pas le bout. Figurez-vous un pont qui relierait Islington à Twickenham ! Ou York à Newcastle ! Et partout, dans les corridors comme sur le pont, je voyais un air de famille avec lui.

— Un air de famille avec qui ? demanda Sir Walter.

— Avec l’homme que Norrell et moi avons calomnié dans presque tous nos écrits. L’homme dont Norrell supporte à peine d’entendre prononcer le nom. Celui qui a bâti les corridors, les canaux, le pont, tout ! John Uskglass, le roi Corbeau ! Naturellement, l’ouvrage est tombé en ruine au fil des siècles. Quel que fût l’usage que John Uskglass faisait de ces routes jadis, il n’en a plus besoin. Les statues et la maçonnerie se sont écroulées. Des puits de jour se sont ouverts Dieu sait où. Certains corridors sont obstrués, d’autres inondés. Et je vais vous dire une autre chose très curieuse. Je voyais beaucoup de chaussures abandonnées partout où j’allais. Elles appartenaient sans doute à d’autres voyageurs. Elles étaient d’un style suranné et en très mauvais état. D’où je déduis que ces passages ont été peu fréquentés ces dernières années. Pendant tout le temps que je marchais, je n’ai rencontré qu’une seule personne.

— Vous avez vu quelqu’un d’autre ? s’étonna Sir Walter.

— Ah, oui ! Du moins, je crois que c’était une personne. J’ai vu une ombre se déplacer sur une route blanche qui traversait la lande obscure. Vous devez comprendre que j’étais sur le pont à ce moment-là, et que celui-ci était bien plus haut que tous les ponts que j’ai jamais vus en ce monde. Le sol me faisait l’effet d’être à plusieurs milliers de pieds au-dessous de moi. J’ai regardé en bas et aperçu quelqu’un. Si je n’avais pas été si décidé à retrouver Drawlight, j’eusse certainement découvert un moyen pour descendre et le suivre ou la suivre, car il ne saurait y avoir de meilleur passe-temps pour un magicien qu’une conversation avec une telle personne.

— Mais une telle personne serait-elle inoffensive ? s’inquiéta Arabella.

— Inoffensive ? répéta Strange avec mépris. Oh, non ! Je ne crois pas. Enfin, je me flatte de ne pas être particulièrement inoffensif. J’espère ne pas avoir laissé passer ma chance. J’espère que, lorsque j’y retournerai demain, je dénicherai quelque indice de l’endroit vers lequel se dirigeait la mystérieuse silhouette.

— Vous y retournerez ? s’exclama Sir Walter. Êtes-vous certain… ?

— Oh ! s’écria Arabella, l’interrompant. Je vois ce qui m’attend ! Vous explorerez ces chemins dès que Mr Norrell vous laissera un moment, pendant que, moi, je resterai ici, en proie à la plus misérable incertitude, me demandant si je vous reverrai un jour !

Strange la dévisagea, stupéfait.

— Arabella ? Qu’y a-t-il ?

— Ce qu’il y a ? Vous êtes déterminé à vous exposer aux plus grands périls et vous espérez que je me taise !

Strange eut un geste d’impuissance et de supplication mêlées, comme pour demander à Sir Walter et à Grant de témoigner du caractère tout à fait déraisonnable des protestations de sa femme.

— Mais quand je vous ai annoncé que je partais pour l’Espagne, vous étiez d’un calme olympien, bien qu’une méchante guerre ravageât ce pays à l’époque. Ceci, d’un autre côté, est plutôt…

— D’un calme olympien ? Je vous assure que je n’étais rien de la sorte ! J’avais terriblement peur pour vous… Comme avaient peur toutes les épouses, mères et sœurs des hommes présents en Espagne. Seulement vous et moi étions convenus qu’il était de votre devoir d’y aller. Et, d’ailleurs, en Espagne vous aviez toute l’armée britannique avec vous, alors que, là-bas, vous serez complètement seul. Je dis « là-bas », mais aucun de nous ne sait quel est ce lieu !

— Je vous demande pardon, je sais exactement ce qu’il est ! Il s’agit des King’s Roads[118]. Vraiment, Arabella, je crois qu’il est un peu tard dans la journée pour vous apercevoir que ma profession ne vous agrée point !

— Oh, ce n’est pas juste ! Je n’ai jamais prononcé un mot contre votre profession. J’estime qu’elle est l’une des plus nobles. J’éprouve une fierté sans bornes pour ce que vous et Mr Norrell avez déjà accompli, et je ne me suis jamais opposée à ce que vous appreniez toute nouvelle magie que vous jugiez bonne. Cependant, jusqu’à aujourd’hui vous vous êtes toujours contenté de faire vos découvertes dans les livres.

— Eh bien, je ne m’en contente plus. Confiner les recherches d’un magicien aux livres de sa bibliothèque ! Enfin, autant dire à un explorateur que vous approuvez son projet de chercher la source de… de… quel que soit le nom de ces fleuves africains !… à condition qu’il ne dépasse jamais Tunbridge Wells !

Arabella poussa une exclamation exaspérée.

— Je croyais que vous vouliez être magicien, pas explorateur !

— Où est la différence ? Un explorateur ne peut pas rester à la maison à lire des cartes établies par d’autres. Un magicien ne peut pas plus enrichir le fonds de la magie par la seule lecture des ouvrages des autres. Il est tout à fait évident à mes yeux que, tôt ou tard, Norrell et moi devrons laisser là nos livres !

— Vraiment ? Il est évident à vos yeux, n’est-ce pas ? Eh bien, Jonathan, je doute fort que ce soit aussi évident aux yeux de Mr Norrell !

Pendant cet échange, Sir Walter et le lieutenant-colonel Grant étaient aussi gênés que toute personne se trouvant par inadvertance témoin d’une scène de mésentente conjugale. Et la conscience que ni Arabella ni Strange n’étaient spécialement bien disposés envers eux n’arrangeait rien. Ils avaient déjà dû endurer quelques mots acerbes d’Arabella quand ils avaient avoué avoir encouragé Strange à perpétrer cette dangereuse magie. À présent, Strange leur décochait des regards furieux, comme s’il se demandait de quel droit ils étaient venus dans sa maison, en pleine nuit, pour mettre de mauvaise humeur son épouse habituellement d’un naturel si doux. Le colonel Grant profita de la première pause dans la conversation pour marmonner quelques paroles décousues sur l’heure tardive : l’aimable hospitalité de ses hôtes était plus qu’il ne méritait et il leur souhaitait à tous le bonsoir. Comme personne ne prêta la moindre attention à son discours, il fut bien obligé de rester là où il était.

Sir Walter était cependant d’un caractère plus déterminé. Il conclut qu’il avait eu tort d’envoyer Strange sur le chemin du miroir et était décidé à faire son possible pour redresser le cap. Étant un homme politique, il ne renonçait jamais à donner à quiconque son opinion pour la simple raison qu’on n’était pas disposé à l’écouter.

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118

« Les Routes du Roi » (cf. la célèbre King’s Road londonienne, ancien sentier qui resta voie privée jusqu’en 1830) (N.d.T.).