Le visage de ce dernier était pâle, ses yeux enfoncés dans leurs orbites. Sa redingote était poussiéreuse, ses bottes mal cirées. Même son linge avait un aspect défraîchi.
— Je trouve des plus ingrat de votre part, déclara enfin Lascelles, d’accepter de l’argent pour faire en sorte de me ruiner, de me réduire à l’impuissance et de me rendre fou. Et de la main de Maria Bullworth ! Je n’aurais jamais cru cela d’elle ! Les raisons de son ire me dépassent ! C’était tout autant son fait que le mien. Je ne l’ai pas forcée à épouser Bullworth. Je lui ai simplement offert une échappatoire quand elle n’a plus pu supporter de le voir. Est-ce vrai qu’elle voulait voir Strange m’infliger la lèpre ?
— Oh ! c’est probable, soupira Drawlight. Je n’en sais trop rien. Il n’y a jamais eu le moindre risque au monde qu’il vous arrive quoi que ce fût. Vous restez cloîtré là, tout aussi riche, gras et bien installé que vous l’avez toujours été, alors que je suis l’être le plus misérable de Londres. Cela fait trois jours que je n’ai pas dormi. Ce matin, mes mains tremblaient si fort que j’ai eu du mal à nouer ma cravate. Nul ne sait à quel point je suis mortifié d’avoir cet air d’épouvantail, non que quiconque veuille me voir. Alors, quelle importance ? J’ai été chassé de toutes les portes de Londres. Votre maison est la seule à me recevoir. – Il marqua un silence. – Je n’aurais pas dû vous avouer cela.
Lascelles leva les épaules.
— Ce que je ne comprends pas, c’est que vous espériez réussir avec un plan aussi absurde.
— Il n’avait rien d’absurde ! Au contraire, j’étais scrupuleux dans le choix de… de mes clients. Maria Bullworth vit complètement retirée du monde. Gatcombe et Tantony sont des brasseurs de bière ! Et du Nottinghamshire encore ! Qui eût pu prédire que Strange et eux se rencontreraient un jour ?
— Et Miss Gray ? Arabella l’a connue chez Lady Westby, dans sa maison de Bedford-square.
Drawlight soupira.
— Miss Gray avait dix-huit ans et vivait avec ses tuteurs à Whitby. Selon les dispositions du testament de son père, elle était dans l’obligation de se conformer à leurs souhaits dans tous ses actes jusqu’à trente-six ans révolus. Or ils détestaient Londres et étaient décidés à ne jamais quitter Whitby. Malheureusement, ils ont tous les deux pris froid et ont été emportés voilà deux mois. La malheureuse jeune fille est alors immédiatement partie pour la capitale. – Drawlight hésita et s’humecta nerveusement les lèvres. – Norrell est-il très fâché ?
— Au-delà de tout ce que j’ai jamais vu, répondit doucement Lascelles.
Drawlight se tassa un peu plus dans son fauteuil.
— Que vont-ils faire ?
— Je n’en sais rien. Depuis que votre petite aventure s’est ébruitée, j’ai jugé préférable de me tenir éloigné de Hanover-square pour un temps. Je tiens de l’amiral Summerhayes que Strange voulait vous jeter le gant… – Drawlight poussa une sorte de glapissement d’effroi. – Par chance Arabella condamne les duels et cela n’a donc pas eu de suite.
— Norrell n’a pas le droit d’être fâché contre moi ! s’insurgea tout à coup Drawlight. Il a une dette envers moi ! La thaumaturgie, c’est très bien, mais si je ne l’avais pas guidé et introduit dans le monde, personne ne connaîtrait son nom. Il ne pouvait alors se dispenser de moi, pas plus qu’il ne le peut aujourd’hui.
— Vous croyez ?
Les yeux bruns de Drawlight s’écarquillèrent de plus belle ; il se mit un doigt dans la bouche comme pour se ronger un ongle en guise de réconfort puis, s’apercevant qu’il avait toujours ses gants, il l’en ressortit aussitôt.
— Je repasserai ce soir, murmura-t-il. Serez-vous chez vous ?
— Oh, probablement ! J’ai à moitié promis à Lady Blessington de faire une apparition dans son salon, cependant je doute fort d’y aller. Nous sommes terriblement en retard avec Les Amis. Norrell ne cesse de nous harceler d’instructions contradictoires.
— Tant de travail ! Mon pauvre Lascelles ! Cela est indigne de vous ! Quel esclavagiste, ce vieil homme !
Après le départ de Drawlight, Lascelles sonna son domestique.
— Je dois sortir dans une heure, Emerson. Dites à Wallis de préparer mon habit… Ah ! Emerson, Mr Drawlight a exprimé l’intention de revenir ici plus tard dans la soirée. Quand il se présentera, ne le laissez entrer sous aucun prétexte.
Au moment où la conversation ci-dessus se déroulait, Mr Norrell, Mr Strange et Childermass étaient réunis dans la bibliothèque de Hanover-square pour discuter de la trahison de Drawlight. Mr Norrell fixait les flammes, assis en silence, pendant que Childermass racontait à Strange comment il avait découvert une nouvelle dupe de Drawlight, un vieux gentleman de Twickenham du nom de Palgrave, qui avait remis deux cents guinées à Drawlight pour que sa vie fût prolongée encore de quatre-vingts ans et que sa jeunesse lui fût rendue.
— Je ne suis pas sûr, poursuivit Childermass, que nous saurons un jour avec certitude combien de dupes ont payé Drawlight, persuadées qu’elles vous passaient commande pour un acte de magie noire. Mr Tantony et Miss Gray se sont vu tous les deux promettre d’occuper une position dans une hiérarchie de magiciens dont Drawlight leur a prédit la prochaine existence et que je ne prétends point comprendre très bien.
Strange émit un soupir.
— Comment convaincre les gens que nous n’y étions pour rien, je l’ignore. Nous devrions agir, mais comment ? J’avoue ne pas en avoir la moindre idée.
Tout à coup, Mr Norrell prit la parole.
— J’ai beaucoup réfléchi à notre affaire pendant ces deux derniers jours. Je puis même assurer que je n’ai guère songé à autre chose, et j’en suis venu à la conclusion que nous devions rétablir les Cinque Dragowni[119] !
Un bref silence s’écoula, puis Strange proféra :
— Je vous demande pardon, monsieur ? Vous avez bien parlé des Cinque Dragowni ?
Mr Norrell inclina la tête.
— Il est clair pour moi que ce scélérat devrait être jugé par les Cinque Dragowni. Il est coupable de fausse magie et de mauvaises intentions. Par bonheur, l’ancien droit médiéval n’a jamais été abrogé.
— L’ancien droit médiéval, observa Childermass avec un bref rire, voulait que douze magiciens siégeassent au tribunal des Cinque Dragowni. Or il n’y a pas douze magiciens en Angleterre, vous le savez pertinemment. Il y en a deux.
— Nous pourrions en trouver d’autres, suggéra Mr Norrell.
Strange et Childermass le dévisagèrent avec stupéfaction.
Mr Norrell eut la bonne grâce de paraître un tantinet confus de contredire toutes les thèses qu’il soutenait depuis sept ans, mais il n’en poursuivit pas moins.
— Il y a Lord Portishead et ce petit homme noiraud d’York qui a refusé de signer notre contrat. Cela fait deux et, j’ose l’affirmer – à cet instant, il considéra Childermass – vous en trouverez quelques autres avec un peu d’application.
Childermass ouvrit la bouche, vraisemblablement pour rappeler tous les magiciens qu’il avait déjà rameutés pour Mr Norrell. Des magiciens qui n’en étaient plus, à présent que Mr Norrell possédait leurs livres, qu’il les avait chassés de la profession ou leur avait fait signer des contrats pernicieux, ou encore les avait détruits de quelque autre manière.
— Pardonnez-moi, monsieur Norrell, l’interrompit Strange, mais quand je parlais d’agir, j’avais en vue une réclame dans la gazette ou une réplique dans ce goût-là. Je doute fort que Lord Liverpool et les ministres nous autorisent, pour le plaisir de punir un seul homme, à restaurer une branche du droit anglais révolue depuis plus de deux cents ans. Et eussent-ils l’obligeance de le permettre, selon moi, nous devons supposer que douze magiciens, cela signifie douze magiciens en exercice. Or Lord Portishead et John Segundus sont tous deux des théoriciens de la magie. De plus, il y a beaucoup de chances pour que Drawlight soit bientôt poursuivi pour manœuvres frauduleuses, faux et usage de faux, vol et je ne sais quoi d’autre. Je ne vois pas quel avantage les Cinque Dragowni ont sur les cours de droit coutumier…
119
Les Cinque Dragowni (les Cinq Dragons). Cette cour tenait son appellation non pas, ainsi qu’on le croit en général, de la férocité de ses juges, mais d’une chambre du manoir de John Uskglass, le roi Corbeau, à Newcastle, où les jugements étaient rendus à l’origine. On disait que cette chambre avait douze côtés et était décorée de magnifiques sculptures, certaines l’œuvre des hommes, d’autres celle des fées. Les plus merveilleuses de toutes représentaient cinq dragons.
Les crimes qui relevaient de la compétence des Cinque Dragowni comprenaient : les « Mauvaises intentions », magie dont la finalité était malveillante en soi ; la « Fausse magie », soit feindre ou promettre de pratiquer une magie qu’on ne pouvait ou ne voulait pas pratiquer ; vendre anneaux, chapeaux, chaussures, redingotes, ceintures, pelles, haricots, instruments de musique, etc., magiques à des personnes dont on ne pouvait guère penser qu’elles maîtriseraient ces articles dotés de pouvoirs ; feindre d’être magicien ou prétendre agir au nom d’un magicien ; enseigner la magie à des personnes peu faites pour cela (par exemple, des ivrognes, des déments, des enfants, des individus dotés de mauvaises habitudes et inclinations) ; et maints autres crimes magiques commis par des magiciens confirmés et autres chrétiens. Des crimes contre la personne de John Uskglass furent aussi jugés par les Cinque Dragowni. La seule catégorie de crimes de magie pour lesquels les Cinque Dragowni n’étaient pas compétents étaient les crimes commis par des fées. Ceux-ci relevaient de la cour spéciale des Folflures.
En Angleterre, aux XIIe, XIIIe et XIVe siècles, une florissante communauté de magiciens et de fées recourait continuellement à la magie. Il est notoire qu’il est difficile de plier la magie à des règles ; toute la magie qui est pratiquée n’obéit pas toujours à de bonnes intentions. John Uskglass semble avoir consacré beaucoup de temps et d’énergie à la création d’un recueil de lois destinées à régir la magie et les magiciens. Quand l’art de la magie se répandit à travers l’Angleterre, les rois du Sud n’étaient que trop reconnaissants de profiter de la sagesse de leurs voisins du Nord. Même si l’Angleterre était divisée en deux pays aux systèmes judiciaires distincts, c’est une particularité de ces temps-là que l’ensemble de lois qui régissaient la magie était le même pour les deux. L’équivalent des Cinque Dragowni d’Angleterre du Sud portait le nom de Petty Dragowni de Londres et était situé près de Blackfriars.