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— Non, je…

— À moins, peut-être, que Mr Strange ne montre une forte inclination à tuer, mutiler et voler ?

— Non, mais…

— Alors, tout ce qui nous reste, c’est ce Mr Drawlight… qui, autant que je sache, n’est pas magicien.

— Ses crimes sont fondamentalement des crimes de magie. Selon le droit anglais, il devrait être jugé par le tribunal des Cinque Dragowni. Pour lui, cette juridiction s’impose. Voilà les qualifications de ses crimes. – Mr Norrell posa encore une nouvelle liste devant le Premier ministre. – Là ! Fausse magie, mauvaises intentions et pédagogie malveillante. Aucune cour ordinaire n’est compétente.

— Sans doute. Mais, comme je l’ai déjà observé, personne n’a qualité pour juger cette affaire.

— Si monsieur le duc veut bien jeter ne serait-ce qu’un coup d’œil sur la quarante-deuxième page de mes notes, je propose de recourir aux juges, aux avocats et aux procureurs du Collège des docteurs en droit civil. Je pourrais leur exposer les principes du droit thaumaturgique. Cela ne prendra guère plus d’une ou deux semaines. Et puis je pourrais mettre à leur disposition mon domestique, John Childermass, pendant toute la durée du procès. Il est très bien informé et pourrait aisément leur indiquer où ils risquent de se fourvoyer.

— Comment ? Le juge et les plaideurs influencés dans leurs fonctions par le plaignant et son domestique ! Certainement pas ! La justice se refuse à cette idée !

Mr Norrell cligna les yeux.

— Mais quelle autre garantie ai-je que d’autres magiciens ne vont pas se dresser pour défier mon autorité et me contester ?

— Monsieur Norrell, il ne revient pas à la cour, quelle qu’elle soit, d’exalter les opinions d’une personne de préférence aux autres ! Pas plus dans la magie que dans n’importe quelle autre sphère de la société. Si d’autres magiciens pensent différemment de vous, alors vous devez en débattre avec eux. Vous devez prouver la supériorité de vos vues, comme je le fais en politique. Vous devez discuter, publier et pratiquer votre magie, et vous devez aussi apprendre à vivre comme je vis, face à des critiques, à une opposition et à une censure permanentes. Voilà ce qu’est la manière anglaise, monsieur.

— Mais…

— Je regrette, monsieur Norrell. Je ne veux pas en entendre davantage. Un point, c’est tout. Le gouvernement de Grande-Bretagne vous est reconnaissant. Vous avez rendu à votre pays des services incommensurables. Tout le monde sait en quelle haute estime nous vous tenons, néanmoins ce que vous demandez est impossible.

L’imposture de Drawlight devint vite de notoriété publique et, ainsi que Strange l’avait prédit, un certain discrédit s’attacha aux deux magiciens. Drawlight était l’intime de l’un d’eux, après tout. Cela fournit un excellent sujet aux caricaturistes, et plusieurs spécimens édifiants parurent dans la presse. Une planche de George Cruikshank montrait Mr Norrell devant un groupe de ses admirateurs, en train de discourir sur la noblesse de la magie anglaise, pendant que, dans une arrière-salle, Strange dictait une sorte de menu à un garçon qui l’inscrivait à la craie sur un tableau noir : « Assassinat d’une lointaine relation par magie : vingt guinées. Assassinat d’un ami proche : quarante guinées. Assassinat d’un parent : cent guinées. Assassinat de son conjoint : quatre cents guinées. » Sur une autre caricature, de Rowlandson celle-là, une dame à la mode se promenait dans la rue avec un petit chien duveteux au bout d’une laisse. Elle rencontrait une de ses connaissances qui se mettait à s’extasier sur son roquet : « Mon Dieu, madame Foulkes, quel adorable bichon vous avez là ! – Oui, répondait Mrs Foulkes, c’est Mr Foulkes. J’ai donné cinquante guinées à Mr Strange et à Mr Norrell afin que mes désirs soient des ordres pour mon mari, et voilà le résultat. »

Il est certain que les caricatures et les allusions malveillantes dans les gazettes nuisirent considérablement à la cause de la magie anglaise. Il était désormais possible de considérer la magie sous un jour tout à fait différent. Non plus comme La Plus Grande Défense de la Nation, mais comme l’instrument de la Malice et de l’Envie.

Que dire des personnes dont Mr Drawlight avait abusé ? Quelle était leur vision de la situation ? Nul doute que Mr Palgrave – le vieux monsieur malade et acariâtre qui avait espéré vivre éternellement – eût eu l’intention de poursuivre Drawlight pour escroquerie, mais il en fut empêché par les circonstances : il mourut subitement le lendemain. Ses enfants et héritiers (qui tous le détestaient) furent ravis de découvrir que ses derniers jours avaient été assombris par la frustration, le chagrin et la déception. Drawlight n’avait rien à craindre non plus de Miss Gray ou de Mrs Bullworth. Les parents et les amis de Miss Gray ne voulurent pas qu’elle se compromît dans une vulgaire affaire judiciaire, et les consignes données par Mrs Bullworth à Drawlight la rendaient aussi coupable que lui ; elle était dans l’impossibilité de se venger. Restaient Gatcombe et Tantony, les brasseurs de bière du Nottinghamshire. Pragmatique comme tous les hommes d’affaires, Mr Gatcombe était surtout soucieux de rentrer dans ses frais, et il envoya des baillis à Londres afin de les recouvrer. Malheureusement, Drawlight fut incapable d’obliger Mr Gatcombe sur ce menu détail, étant donné qu’il avait tout dépensé.

Et l’on en vient donc à la véritable chute de Drawlight, car il n’avait pas plus tôt échappé à la potence que sa Némésis[120] apparut dans le ciel déjà couvert de son existence, tournoyant avec ses ailes noires pour le broyer. Il n’avait jamais été riche, plutôt l’inverse. Il vivait surtout à crédit et en grugeant ses amis. Parfois, il gagnait de l’argent dans les tripots, mais plus souvent poussait à jouer de jeunes et imprudents Tom et Jerry[121] et, quand ils perdaient (ce qui arrivait immanquablement), il les prenait par le bras et, sans cesser de parler, les emmenait chez tel ou tel prêteur sur gages de sa connaissance. « Je ne pouvais honnêtement vous recommander auprès d’aucun autre prêteur, leur expliquait-il avec sollicitude, ils exigent des taux d’intérêt si monstrueux… Toutefois, ce n’est pas le genre de Mr Buzzard. C’est un vieil homme très aimable. Il ne peut supporter de voir quelqu’un renoncer au plaisir quand il a les moyens de le lui octroyer. Je crois réellement qu’il considère le prêt de petites sommes d’argent davantage sous le jour d’une œuvre de bienfaisance que sous celui d’une entreprise commerciale ! » Pour cette modeste – quoique cruciale – participation qui consistait à attirer les jeunes gens dans les dettes, le vice et la ruine, Drawlight recevait une rémunération de la part des prêteurs : en général quatre pour cent des intérêts de la première année pour le fils d’un roturier, six pour cent pour le fils d’un vicomte ou d’un baronnet, et dix pour cent pour le fils d’un comte ou d’un duc.

Des bruits de sa disgrâce commencèrent à circuler. Tailleurs, chapeliers et gantiers à qui il devait de l’argent, inquiets, réclamèrent leur dû. Des dettes dont il avait cru avec confiance qu’elles pourraient être différées quatre ou cinq ans de plus se rappelèrent brusquement à lui et devinrent des affaires urgentes. Des hommes à la mine patibulaire avec des gourdins à la main vinrent tambouriner à sa porte. Plusieurs personnes lui conseillèrent de s’expatrier sur-le-champ, mais il ne parvenait pas à croire que ses amis lui tournaient le dos. Il croyait que Mr Norrell allait se radoucir ; il pensait que Lascelles, son cher, très cher Lascelles allait l’aider. Il leur envoya à tous deux des missives respectueuses pour leur demander un prêt immédiat de quatre cents guinées. Mr Norrell ne daigna pas répondre et Lascelles lui écrivit juste pour signifier qu’il s’était fait une règle de ne jamais prêter d’argent. Drawlight fut arrêté pour insolvabilité le mardi matin ; dès le vendredi suivant il était incarcéré dans la prison du Banc du Roi.

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120

Divinité grecque représentant la Vengeance des dieux contre la démesure (l’ hybris) (N.d.T.).

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121

Noms de deux personnages du livre de Pierce Egan, Life in London ; or the Day and Night Scenes of Jerry Hawthorn, Esq. And His Elegant Corinthian Tom, Accompanied by Bob Logic, The Oxomanian in Their Rambles and Sprees Through the Metropolis (1821) (N.d.T.).